En quarante ans, les inégalités de santé ne se sont jamais aussi bien portées. Comme l’expliquer ? Emmanuèle Jeandet-Mengual est haut fonctionnaire. Elle est tenace, de gauche, fidèle, a occupé des postes variés dans le domaine sanitaire. Avec elle, nous avons essayé de comprendre ce qui s’est joué, gagné ou perdu.
D’abord, elle a été administratrice au ministère des Affaires sociales, à la Direction des hôpitaux, qu’elle a choisi à la sortie de l’ENA. Puis elle a dirigé la Drass de Haute-Normandie de 1988 à 1991, et la voilà membre de cabinet ministériel auprès de Claude Evin, plus tard de Martine Aubry, avant de devenir directrice du cabinet de Dominique Gillot. Emmanuèle Jeandet-Mengual a aussi dirigé l’École nationale de santé publique (ENSP) de 1997 à 2000, été adjointe du Directeur général de la santé, puis a rejoint l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Aujourd’hui à la retraite, elle est enfin élue de gauche en Normandie, une région dont elle a été vice-présidente, où elle fut notamment maire-adjointe de la ville de Rouen.
Bref, un parcours qui a touché un peu à tout dans le domaine social. extraits en deux volets de sa réflexion sur ces années. D’abord un constat: la santé publique, grande absente des politiques de santé. Ensuite, l’émergence des déserts médicaux.
Quarante ans, haut fonctionnaire autour des questions de santé…
Est-ce que j’ai été contente de ma vie professionnelle ? Oui, j’ai été très heureuse, cela m’a apporté beaucoup de plaisir, d’investissement personnel, de découverte, de sens de l’action et en plus, de pouvoir faire des choix. C’est un privilège énorme que procure la fonction publique : choisir. Je sors de l’ENA en 1981, c’était une grande chance de pouvoir servir des gouvernements de gauche.
Est-ce que j’ai été utile ? J’avais un profond désir d’être engagée dans le service public, et j’avais envie d’aller vers le social et la santé. Dans les années 1980, c’était un secteur qui n’avait alors ni la cote ni la réputation d’une administration forte où on pourrait « faire carrière ». Elle était faible, et elle perdait, par exemple, tous ses rapports de force avec Bercy. Dresser un bilan personnel ? Je ne sais pas si j’ai réussi. J’ai cherché, en tout cas, tout le temps à être au maximum dans l’engagement, à porter les valeurs de santé publique, alors qu’au début, c’était le cadet des soucis des politiques publiques.
En 1981, que représentait la santé publique ?
Franchement, cela n’existait pas, c’était deux mots collés ensemble qui étaient inconnus. Il y avait bien quelques professionnels et quelques universitaires qui cherchaient à les développer mais restaient peu écoutés. Alors qu’à l’étranger, notamment chez les Anglo-Saxons, au Canada, la santé publique était acquise autant au plan universitaire que dans des plans d’action opérationnels. Mais en France, c’était inexistant. On parlait de soins, d’organisation de soins, d’hôpitaux, on ne parlait pas de prévention. Évoquer l’idée d’un programme de santé publique aurait été totalement incongru.
Donc, que faire en la matière ?
Au début, j’ai fait comme tout le monde, je me suis occupée de carte hospitalière, puis j’ai été sur le terrain, ce que l’on me déconseillait car ce n’était pas digne – me disait-on à l’époque – d’une énarque ! Je suis arrivée à la Drass de Bretagne. C’est là qu’un médecin m’a parlé de santé publique, et m’a appris que l’on pouvait avoir une politique, voire mettre en œuvre des mesures de santé publique.
On ne parlait pas encore d’inégalités de santé ?
Non, sauf dans quelques travaux universitaires, mais c’était marginal. Les deux grandes directions du ministère (la Direction générale de la santé et la Direction des hôpitaux) n’évoquaient pas ce thème.
Quand j’ai été nommée Drass en Normandie à la fin des années 1980, j’ai découvert l’état des lieux, un constat qui a peu changé. C’était une situation préoccupante avec des indicateurs de surmortalité très élevée, mais personne ne les regardait. Comme si cela n’avait pas d’intérêt. J’ai tenté de porter ces statistiques au ministère en disant qu’il y avait bien un problème, par exemple dans la répartition des moyens, et dans les priorités à gérer. Mais je n’ai pas réussi, et cela n’a pas bougé d’un iota. On ne parlait pas encore de territoires, mais l’inégalité dans la répartition des moyens était déjà impressionnante.
Pourquoi cet aveuglement ?
Ces questions ont émergé plus tardivement À l’époque, il y avait une sorte de fatalisme. Par exemple, une question qui se posait déjà en 1988 : quand on comparait les postes et les moyens entre le CHU de Rouen et celui de Grenoble, on voyait clairement qu’il y avait quasiment deux fois plus d’universitaires à Grenoble, qu’à Rouen (ce qui veut dire la possibilité de former davantage d’étudiants et d’internes, et donc de pouvoir rééquilibrer les forces à terme). Quant à Paris, n’en parlons pas c’était pléthore. On le savait, mais on ne faisait rien, incapable de redéployer un petit poste en Normandie… Ça n’a pas changé !
Comment expliquer cet immobilisme ?
C’est multifactoriel. D’abord, rappelons que cela relève de politiques centralisées par l’État et de ce point de vue, la prise de conscience par l’État a été lente, imparfaite. De plus, il n’y avait pas de lobbies, pas de groupes de pression. Vous pouviez trouver des élus qui allaient se battre pour avoir une IRM dans leur hôpital, mais jamais l’ensemble des élus normands n’ont fait une démarche collective pour défendre un plan de prévention et de développement de la santé dans leur région. Même Laurent Fabius, qui a été le grand homme politique de la région, la politique régionale de santé ne l’a jamais intéressé. Jean Lecanuet, avant lui, non plus. Aujourd’hui ? Des élus en feront au mieux une opportunité électorale…
Comment, dès lors, faire avancer des dossiers ?
Quand on est en poste à l’administration centrale, soyons honnêtes, on n’est pas sûr de faire avancer les vraies priorités. À l’époque où j’y ai eu des responsabilités, on était en outre totalement englués dans les questions de sécurité sanitaire (déjà !), qui asphyxiaient tout autre investissement. C’est plutôt dans des postes de terrain, en menant des actions locales, que l’on a le sentiment de faire bouger un peu les choses.
Et quand vous avez dirigé l’ENSP ?
Nous avons poursuivi l’amorce d’une politique de santé publique en lançant des accords avec des facultés de médecine, en mettant en place des formations communes sur la santé publique adressées à toutes les filières de formation. Mais la santé publique restait le parent pauvre des facultés de médecine. Le sujet prioritaire n’était pas là. Cela restait dépendant de quelques personnalités (comme William Dab, par exemple), mais en tout cas, aucun des ministres ne portait vraiment ces sujets.
Claude Evin a quand même porté la loi antitabac et antialcool.
Oui, mais elle fait encore débat. Le lobby de l’alcool ne s’avoue jamais vaincu ! Lorsqu’est arrivée Martine Aubry, nous étions engloutis par les crises sanitaires, comme la vache folle. On ne faisait que cela, et on était épuisés.
Mais est-ce bien utile d’aller dans les cabinets ?
On me savait à gauche, je n’étais pas encartée au début, mais j’avais milité à gauche. Utile dans les cabinets ? Je n’en suis pas certaine, mais je n’ai pas toujours eu la charge, il est vrai, de dossiers considérés comme prioritaires.
Les ministres n’étaient pas sensibles à la question de l’accès aux soins ?
Si, Martine Aubry. Elle a porté la CMU, puis elle a conçu le premier grand plan pauvreté et précarité. Elle a été la première à donner des marges de manœuvre aux directions régionales pour amorcer des possibilités de redéploiement dans le financement, donc lutter contre les inégalités régionales. Mais pour répondre clairement, il n’y avait pas de débats sur les grands problèmes de santé publique au cabinet, hormis sur les sujets de sécurité sanitaire, majeurs au demeurant.
On ne parlait que de l’hôpital ?
Oui, et cela reste vrai en France. C’est l’hôpital au sens large et ce sont les soins, qui restent dominants.
Et pourtant, va émerger le constat des déserts médicaux.
Oui, et pour cause, cela devient tellement criant. Dans ma région, depuis des années, l’inégalité de répartition des médecins, en première ligne comme dans les hôpitaux, existe, et elle est devenue proprement scandaleuse. Le département de l’Eure est l’avant-dernier département en termes de densité médicale, et si on regarde par infra territoires, il y a des secteurs de l’Eure, de l’Orne, de la Manche, du nord‑est de la Seine-Maritime où il n’y a plus de médecins, des services d’urgences hospitalières en grande difficulté, des spécialités aussi courantes que l’ophtalmo dans lesquelles il faut un an pour avoir un rendez-vous…
Comment expliquer ce laisser-faire ?
La réponse est simple : les gouvernements, de droite comme de gauche, ont refusé de prendre des décisions avec des obligations à la clé. Ils ont toujours plié devant les médecins. Et c’est incompréhensible. Ce n’était pas compliqué de poser quelques actes, comme celui de ne pas conventionner de nouveaux médecins dans des lieux où il y en avait pléthore.
Mais non, on laissait faire, on répétait que les mesures contraignantes ne marchaient pas. Or, c’est faux. Aujourd’hui, cela se poursuit. Tout le monde trouve ces inégalités scandaleuses, on l’a encore vu avec force lors du mouvement des Gilets jaunes, cette question revenant tout le temps lors des débats. En Normandie, il n’y a quasiment pas de dentiste. Et que s’est-il passé ? Il ne s’est rien passé. Pas un gouvernement n’a admis de faire bouger les choses, alors que les autres professionnels de santé ont tous accepté de négocier contractuellement une meilleure répartition sur les territoires et quelques contraintes dans leur installation, ils ne peuvent pas mettre leur plaque n’importe où. Des rapports dramatiques sur la montée en puissance de ces déserts se succèdent, il y a des recommandations, et rien ne se passe.
À désespérer…
Oui. Et pourtant, les jeunes médecins sont prêts à la discussion et à de nouvelles formes de pratiques plus collectives. Mais les gouvernements ne tentent même plus. Ils sont terrorisés. Une anecdote : Agnès Buzyn, alors ministre, est venue au CHU de Rouen avec Emmanuel Macron. J’étais là et je lui dis « Madame la ministre, vous êtes dans une région où les déserts médicaux sont très nombreux, ce qui soulève une forte inquiétude dans la population ». Elle me regarde et me dit : « Partout où je vais, j’entends cela. » Et alors ? Rien !
Vous présidiez alors le conseil de surveillance du CHU de Rouen. Cela ne donne aucun levier ?
Cela ne permet pas de faire bouger les politiques nationales. Or, la répartition des médecins sur le territoire, donc toucher à la liberté d’installation, c’est un sujet national. Les élus locaux se sont pendant longtemps retranchés derrière le fait que la santé était une compétence de l’État… Aujourd’hui, ils sont mobilisés sur le sujet des déserts médicaux dans tous les camps politiques… mais ne sont pas entendus ! Il me semble cependant que le sujet de la politique de santé commence à frémir chez les élus locaux. Mais le débat sur une éventuelle décentralisation n’en est qu’à ses prémices et pose de redoutables problèmes.
Le Covid va-t-il changer l’ordre des priorités ?
Espérons, car c’est quand même un grand traumatisme. La santé s’est affirmée comme une priorité collective majeure. Mais je suis inquiète car cette crise s’est surtout traduite par des discours centrés sur le manque de places en réanimation. On n’a parlé que du nombre de respirateurs et du nombre de lits. Sur les masques, sur la vaccination, ou sur le dépistage, nous n’avons pas été bons. Et dans les Ehpad ? Quelle faillite ! Où étaient les priorités de santé publique ? Vont-elles, enfin, être prises au sérieux ? Quelle place pour nos concitoyens dans les débats et les choix ?
Recueilli par Éric Favereau