Jean-François Girard est un roc. Il en a la silhouette. Entre 1986 et 1997, il a été plus de dix ans à la tête de la Direction générale de la santé, en même temps qu’il était Délégué interministériel à la lutte contre le sida (1994-1997), président du Réseau national de santé publique (1992-1997), secrétaire général du Haut comité de santé publique (1991-1997) et aussi président du Conseil exécutif de l’Organisation mondiale de la santé (1992-1993).
L’homme tient la barre. On a compris qu’en matière de santé publique et d’élaboration des politiques publiques en santé, ce professeur de médecine interne, néphrologue de spécialité, a été incontournable, expert et relais des politiques. Il a connu ou servi presqu’une dizaine de ministres. On raconte que lorsqu’un nouveau ministre arrivait avenue de Ségur, Jean-François Girard lui dressait un bilan d’entrée inquiétant, en évoquant les trois crises sanitaires qu’attendaient le nouveau ministre, ajoutant aussitôt : « Voici les trois solutions que je vous propose. » De quoi rassurer son interlocuteur… Homme de gauche, il a en tout cas résisté, restant en place, sous la gauche comme la droite. Quand il a quitté le ministère, il a été nommé conseiller d’État en service ordinaire, puis président l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Depuis 2010, il préside le PRES Sorbonne-Paris-Cité.
Lui qui vit maintenant dans sa Vendée, maire-adjoint de La Faute-sur-Mer, nous avons voulu le revoir et l’entendre sur le moment présent, comme sur les leçons qu’il a pu tirer du passé. Et le pousser aussi sur ses regrets comme sur ses succès.
Que dire d’hier ?
J’ai tendance à oublier le passé. Vous me demandez si l’on est en France, toujours à la traîne en santé publique. D’abord, je répondrais en termes de santé. Et que voit-on ? Les indicateurs de santé, comme l’espérance de vie, continuent de progresser. Mais on fait l’impasse sur les questions d’inégalités sociales et territoriales qui perdurent quand elles n’augmentent pas. Car cette situation ne peut être corrigée par la seule médecine, les médecins et les hôpitaux. C’est une question qu’il faut traiter en amont de la maladie et c’est une question qui devrait concerner tout le monde. C’est une question de santé publique. Et oui, la santé est devenue un sujet politique et devrait relever d’une démarche ascendante alors qu’en France, elle est l’objet d’une centralisation génératrice de démarche descendante que les agences régionales de santé (ARS) n’ont pas su – jusqu’à maintenant – corriger.
Un exemple ? Avec un ami, on nous a récemment sollicités pour monter un projet dans le Valenciennois sur cette question des inégalités, car c’est la zone la plus noire au regard des indicateurs de santé, avec la misère, et les conséquences sanitaires que cela induit. Dans notre projet, on a mis en avant l’importance des politiques ascendantes, c’est-à-dire que cela vienne de la population, la santé publique devant être prise en charge par les citoyens et leurs associations. Notre rapport n’a pas eu beaucoup de succès, bloqué en grande partie par l’hôpital, aidé par l’ARS.
Qu’en déduisez-vous ?
La santé devient un sujet majeur pour les élus locaux qui sont en première ligne. Je le vois dans ma commune. La population ne s’énerve pas contre son député qu’elle ne connaît pas, mais elle va se rendre à la mairie pour se plaindre, pour dire qu’elle n’a pas de médecin traitant ou pour manifester contre la fermeture des urgences de l’hôpital local. En milieu rural où l’âge moyen augmente, la santé est la première priorité en tant que politique de proximité. Les élus deviennent, ou devraient devenir les interlocuteurs des pouvoirs publics. C’est à eux de bouger. Il faut les écouter. Et cela est nouveau
Pourquoi le thème des inégalités en santé est-il si peu repris par les politiques au niveau national ?
Car c’est un sujet éminemment inflammable, tant il est source d’injustice. Mais, je me suis toujours interrogé sur les raisons qui conduisent les politiques à ne pas s’intéresser à la santé. J’en viens à croire qu’ils en ont peur, et cela de façon personnelle et intime. Ils redoutent la maladie. Le sujet de leur propre santé est chez eux souvent comme une obsession, ce qui les rend aussi gênés et fuyants pour l’aborder dans sa dimension collective.
Le Covid n’a pas changé les choses ?
Je ne crois pas. Le politique s’est senti même menacé et cela a rendu le dialogue entre les politiques et la santé difficile. C’est pour cela que la santé doit être prise en charge par les citoyens. Les politiques ne feront rien, mais ils suivront.
Comment espérer une mobilisation de la société ? Avec les associations de malades ?
Les associations de malades sont dans la maladie, et très peu dans la prévention. Elles ne sont pas promotrices de santé publique. C’est plutôt le rôle d’associations de quartiers, qui se consacrent aux conditions de vie et à leurs conséquences sur l’état de santé de la population.
Pendant dix ans à la tête de la DGS, qu’avez-vous réussi à impulser ? Et quelles leçons en tirer ?
Il y a deux-trois choses, guère plus, que j’ai réussi à porter. Car tout est si lent. Il y a d’abord eu la création du Réseau national de santé publique, qui allait devenir vingt-cinq ans plus tard Santé Publique France. L’été 1987, j’ai en effet visité le CDC (Centre pour le contrôle des maladies) à Atlanta. En France on n’avait rien ou si peu ; nous n’avions pas de centres de données épidémiologiques. Or la connaissance d’indicateurs sur la population est le préalable à l’action.
Nous sommes donc en 1987, et le réseau n’existera qu’en 1992, car il a fallu surmonter les rivalités entre les structures. L’Inserm, comme l’Institut Pasteur, renâclait, chacun voulant garder son pré-carré. Les politiques ? Ils ne s’en moquaient pas, mais ils n’étaient pas moteurs, ils suivaient.
Première innovation donc, le Réseau. Puis, je dirais que ma fierté est aussi d’avoir contribué à l’essor de deux disciplines médicales : la santé publique et la médecine générale. Je me suis battu pour un internat de médecine générale car il a fallu se battre pour que cela dure quatre ans comme pour les autres internats. Aujourd’hui, on a reculé, il a été réduit à trois ans, alors que pour les autres spécialités, il est de cinq ans. Une autre victoire a été de faire exister des stages d’internes en ville pour ceux qui se destinaient à la médecine générale. Cela n’a pas été simple, car la médecine hospitalière voulait garder ses internes,
Pour autant, on ne peut pas dire que l’image de la médecine générale soit bonne. Elle reste mauvaise, la dernière roue du carrosse.
Je ne suis pas totalement d’accord. C’est une discipline difficile. Certes, elle est peu choisie à la fin des études, mais c’est variable d’une faculté à l’autre. Cela bouge. Avons-nous eu raison trop tôt ? En tout cas, vu du terrain, la médecine générale va s’imposera, même si cela va prendre encore du temps.
Vous êtes un brin optimiste…
Ici à La Faute, nous venons d’ouvrir avec la commune voisine une maison de santé pluriprofessionnelle avec un kiné, un ostéopathe, des infirmières. Le médecin n’est plus seul. Ils travaillent ensemble, ils parlent ensemble sur place. Les professionnels de santé sont contents, les patients aussi. Et je suis confiant : c’est de la bonne médecine, les conditions sont là. Et cela structure le paysage sanitaire pour plusieurs communes.
Le sida a-t–il été une rupture décisive, comme on le répète souvent ?
Cela a été un tournant marquant. Pendant plus de quinze ans, cette maladie a mis les médecins en situation d’impuissance et a interpellé la société. C’est alors qu’ont été créés les appartements thérapeutiques. Les trithérapies sont arrivées en 1996, imposant de nouveau un modèle très médical. Que reste-t-il aujourd’hui ? On connaît d’autres maladies face auxquelles la médecine est encore sans moyens. Bien sûr, il faut aussi évoquer la visibilité donnée à l’homosexualité.
Et la relation malade/médecin ?
Elle a changé, c’est ce que l’on dit, et toutes les applications numériques ont envahi le champ de la santé comme le reste. Mais est-il nécessaire qu’elle change ? Et en quoi ?
Avez-vous des regrets ?
Oui, bien sûr : de n’avoir pu remettre en cause l’autonomie de la politique du médicament confiée à une direction d’administration (la Direction de la pharmacie et du médicament) puis à une agence (l’Agence nationale de sécurité du médicament). Ou bien encore sur le manque d’anticipation sur l’évolution démographique des professions, sujet dont les décisions étaient d’abord et avant tout politiques. Ce constat renvoie à un autre regret : le manque de recherche au service des politiques de santé et de santé publique.
Et puis, tout a été trop long. J’ai été frappé par la lenteur des changements, cela tient au fait que la France est un pays extrêmement centralisé, Paris décidant de tout pour partout. Si on acceptait enfin une bonne dose de décentralisation, la santé s’en porterait mieux. Je suis devenu presque Girondin, aujourd’hui.
Pourquoi les ARS n’ont-elles pas gagné la bataille de leur autonomie ? Historiquement, les préfets ne leur ont pas fait de cadeaux, et en écho, elles se sont « carapacées » pour exister. Or, le repli sur soi n’est pas productif. Enfin, au niveau du ministère, le secrétariat général a tout verrouillé pour empêcher leur envol.
Comment expliquez-vous que les questions de santé publique ne soient pas venues ni portées par le ministère lui-même ou son administration ? Comme si la santé publique devait être imposée de l’extérieur.
Ce n’est pas tout à fait vrai, pour la lutte contre le tabac et l’alcool, la DGS était très engagée. Pour le reste, je l’ai déjà dit : en matière de santé, on ne peut faire la même politique pour 65 millions de Français sans leur demander leur avis et leur implication. Le pouvoir doit être donné au peuple. Cela semble naïf, exprimé comme cela, mais là est l’enjeu. Comment faire pour que le peuple prenne le pouvoir en matière de santé, de sa santé ? Il n’y a que la population – qui un jour sera malade – qui doit prendre les rênes. Les changements sanitaires ne sont pas le propre de la technique, ni de médecins, mais ils surviennent quand la population se rend compte qu’elle a les manettes entre les mains pour agir.
Et pourtant, les questions de santé ne vont pas apparaître lors de cette campagne présidentielle.
Je le crains aussi. Pourtant, l’état des hôpitaux et l’insuffisante couverture pour répondre aux besoins de santé ne peuvent qu’interpeller les candidats, alors que les élus locaux sont et seront en première ligne. Vont-ils l’imposer dans la campagne ? Je crains que non…
Recueilli par Éric Favereau et François Aubart