La littérature, le documentaire, l’enquête, ne sont pas tant l’art de raconter des histoires que la manière de percuter « son histoire » avec un dehors qui fait mal. Tel est le défi de l’exposition « En-dehors » au Centre régional d’art contemporain de Sète faite par des handicapé·es qui présentent leurs créations. En affirmant haut et fort qu’ils en ont marre de ce qu’ils appellent les visions des « validistes » – qui ne cessent de parler d’eux sous l’angle médical, la maladie ou le handicap, avec leurs normes lourdes et oppressantes.
Se demandant comment s’en affranchir, ils proposent un renversement. De donner leurs regards sur les environnements qui les enferment.
Bref extrait d’un film documentaire parmi la dizaine présentée de Rémi Gendarme.
La bêtise, immédiatement
Rémi Gendarme filme lui-même, caméra fixe, sur un tableau d’école où une femme dessine l’organigramme des nombreuses instances par lesquelles transitent les demandes à la Maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH, pour bénéficier de l’Allocation adulte handicapé, par exemple, pour déterminer le plan d’aide, décider d’une orientation suggérée…). Peut-être une travailleuse sociale, du moins quelqu’un de très informé. Durant ces dix minutes, on assite une sorte de contre-narration pour défaire le discours administratif-politique.
La bêtise apparaît immédiatement.
On la connaissait bien, cette enfilade sans fin de procédures aussi longue qu’un filet de pêche ! Questionnaire de 20 pages, rien que ça, ses pièges, les demandes avec les « plateformes » d’assistance, les recours toujours possibles mais au langage incompréhensible et dans des délais serrés, l’aide de l’assistante sociale, reformuler « ses demandes », avec des plafonds, des « attendu que… ».
Magnifique exemple du « dossier en téléchargement ». Avec son sous-texte. L’implicite, toujours. Rémi tousse en écoutant la formidable démonstration sur le tableau noir qui se charge au fur à mesure des ajouts d’instances et de flèches… jusqu’à devenir totalement incompréhensible.
Le dossier à remplir comment et par qui ?
Mais qui écrit dans le « téléchargement » ? Télécharger. Télé-coupable, puisque personne ne peut le remplir correctement en tenant compte des besoins concrets des personnes.
Ah ! L’assistante sociale ! C’est vrai, faut-il encore que le secrétariat du Centre médico-psychologique accepte de donner son mail ! Refus. Quelle affaire. Un RdV ? Non, pas possible, « elle doit vous le communiquer elle-même ».
Rémi Gendarme-Cerquetti
Né avec une grave maladie génétique, Rémi Gendarme-Cerquetti témoigne de son handicap par plusieurs films qu’il réalise dont Riolette autopsie (2012), Une affaire de décor (2012), Cinéma-carte-postale #1 (2013), Le Désir (2016) et Fils de Garches(2020, prix Bartók au festival Jean Rouch).
Il avait auparavant suivi une licence de mathématiques. Ne supportant plus les conditions d’accueil des étudiants handicapés, et préférant passer plus de temps au cinéma, il court après une seconde licence en arts du spectacle, option cinéma. Le cinéma engagé et le cinéma documentaire – notamment par Peter Watkins – l’enchante. Il obtient ensuite un master de réalisation de documentaires de création au Créadoc d’Angoulême.
Simultanément, l’auteur s’intéresse aux questions de sexualité, milite au Planning familial, et reste longtemps actif au sein de l’Association des paralysés de France. Il a animé des ateliers auprès de professionnels en formation (décryptage des médias, direction de projets documentaires, groupes de parole…) et des activités de création (films auto-produits, écriture de chansons…).
L’un de ses textes a été très commenté : « Je n’accepterai aucune assistante sexuelle si lui faire l’amour ne la fait pas elle-même trembler de plaisir. ». Mediapart
Rémi Gendarme-Cerquetti décède le 24 février 2024.
Une leçon en fauteuil roulant
Avec ce documentaire, nous voilà sur le siège roulant de Rémi, au plus près, et l’on entend ses râlements, ses commentaires acides, ses rires aussi. Confrontation de deux modes de réflexion, deux regards, d’un côté l’arrogance, de l’autre l’humilité.
Sur ses genoux, nous sommes déprimés d’entendre la démonstration des procédures. D’autant plus que Rémi Gendarme conteste la décision de la MDPH au sujet de sa demande d’être accompagné par des auxiliaires de vie : il se retrouve devant une commission, quatre commissaires qui lui expliquent que sa demande est excessive, tout en compatissant sur son sort. « Nous comprenons bien votre situation de handicap. Mais vous demandez 18 heures, c’est trop. »
Scène clé : on voit Rémi en fauteuil se justifier en commission pour continuer à bénéficier de ses auxiliaires de vie durant 18 heures. La langue administrative explique et s’emmêle dans ses explications… « En fait, vous avez déjà statué sur mon sort », dit-il avec force. En face s’installe un long silence gêné. Le silence devant la revendication ? L’administration ne s’attendait pas à une telle réplique ! « Je vous dis que ces 18 heures sont vitales et vous me dites que non. Qui décide qu’une aide est ou non vitale ? »
Le langage administratif nous arrive en plein nez. Remi réplique à nouveau. Il résiste « aux lumières bureaucratiques » en fournissant les siennes. « J’ai besoin d’une aide 18h sur 24. »
Seul ce contrechamp nous permet de sentir ce que dit Remi.
Seule la caméra « inversée » sur les quatre commissaires nous permet de sentir son propre vécu, sa vérité, qu’elle nous déplaise.
Placé de « son côté », on éprouve le fossé. Éprouver ? Voilà justement le renversement : on éprouve ce « qu’être en siège » roulant veut dire. Être en siège roulant. Immanquablement. Si l’on veut bien en détacher les syllabes : Être-en-siège-roulant-à-vie-sans-larmes
Cette veine de documentaire, c’est le choix d’un ton mordant, violent et implacable.
Je comprends mieux le culot et l’armement moral qu’il faut posséder pour « prendre la parole » lorsque celle-ci est socialement discréditée. Car il faut de la force, plus encore lorsqu’on est dévalué, démonétisé. Lorsqu’on est affaibli, on la ferme. Lorsqu’on est déprécié, on la boucle. Lorsqu’on bave, on ferme sa bouche.
C’est la leçon que j’entends à partir du fauteuil… Roulant.
Jean-François Laé
Exposition « En-dehors », jusqu’au 5 janvier 2025
au Centre régional d’art contemporain de Sète