
C’est un fait connu en biologie : les processus de décomposition ou de mort cellulaire (dits « apoptotique ») sont exponentiels : commencés insidieux, ils finissent en effondrement cataclysmique.
On finit par se demander s’il n’en va pas de même pour le « trésor national » qu’est, selon nos politiques, la Sécurité sociale. Les grands principes de prévention, d’égalité et de solidarité avaient déjà été bien écornés au cours des dix dernières années mais l’année 2025 fait mieux, en dix mois, que cette décade. Entre un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) vidé d’une vision globale par des amendements davantage issus de convictions ou de lubies idéologiques que d’analyses de la situation et un dérapage qui contredit les discours de réassurance (sans jeu de mots), nous ne vivons rien d’autre qu’un effondrement. Qui prétend l’inverse n’est certainement pas allé voir sur le terrain ou bénéficie de l’un de ces canaux de faveur qui subsistent encore.
Toujours adaptative et créative, l’offre du marché s’engouffre dans ces brèches, propose des solutions de repli en instaurant une prévention et une prise en charge à deux vitesses. Sauf que là, comme ailleurs, le différentiel se creuse à une allure vertigineuse. La prévention par exemple, mot magique de la communication gouvernementale et institutionnelle, source numéro 1 des économies selon l’Assurance-maladie qui assure en faire son objectif prioritaire. On avait connu la prévention très inégalitaire du cancer du col de l’utérus par la vaccination contre le papillomavirus mais il y a plus fort : par exemple, celle du mélanome malin et des tumeurs cutanées. Dix-huit mille nouveaux cas et 1 500 à 2 000 décès chaque année. L’un des rares cancers que des mesures de prévention et de dépistage ciblé pourraient faire disparaître. Nous savons tous la nécessité absolue d’un dépistage par un dermatologue dès lors que l’on présente certains facteurs de risque (peau claire, 50 à 70 ans, etc.). Nous savons aussi qu’il est aujourd’hui, dans certaines régions, devenu impossible de prendre rendez-vous chez un dermatologue. Ce n’est même plus une histoire de délai mais tout simplement de refus si vous n’êtes pas déjà suivi par ce praticien. Donc, si votre dermatologue cesse son activité, vous voilà confronté·e au jeu de l’oie de Doctolib, des appels à des répondeurs téléphoniques. Sans, a priori, aucune chance de succès. Oubliée la surveillance annuelle. Déjà, les centres spécialisés observent une montée en puissance des formes avancées de mélanome, de mauvais pronostic et beaucoup plus lourdes à prendre en charge.
Heureusement la perte de chance va pouvoir épargner, du moins en partie, les plus aisés. Dans plusieurs grandes agglomérations viennent de s’ouvrir des centres de dépistage basés sur l’intelligence artificielle (IA) et là, on vous accueille sous un délai court… Une grosse machine, style scanner vertical, vous cartographie en quelques minutes sous toutes les coutures et l’IA dépiste en image 3D toute lésion suspecte qu’un dermatologue du centre interprétera ensuite. La phraséologie du site est claire. Après avoir rappelé la nécessité absolue d’un dépistage régulier et pleuré des larmes de crocodile sur le fait que c’est aujourd’hui devenu difficile ou impossible, l’objectif affiché est « de proposer à toutes et tous la possibilité rapide d’un dépistage et d’un suivi les lésions de la peau… fiable et performant grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle ». Méthode présentée comme plus sûre et plus exhaustive que le « dépistage classique chez le dermatologue ».
Rapide ? Oui selon les critères d’aujourd’hui : un peu moins de deux mois (à comparer à rien offert sur Doctolib ou treize mois pour le seul praticien, très éloigné, acceptant encore de nouveaux patients dans une recherche effectuée le 23 novembre). Offert à toutes et tous ? Pas vraiment. La consultation est facturée 60 à 80 euros « avec une prise en charge par l’Assurance-maladie ou la mutuelle complète ou presque ». Quant à l’examen photographique, non remboursé, il vous coûtera 150 euros TTC.
Le dépistage des pauvres attendra.
Bernard Bégaud