
La chronique de Jean-François Corty
Comme une bombe à retardement
Comment ne pas être effondré ? Nous sommes face à une tendance globale, dont la baisse des promesses de subventions pour le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, est une des incarnations. Le paradigme de l’aide s’effondre, en tout cas celui des États. On l’avait vu, il y a quelques mois, avec la baisse brutale des actions de l’Usaid, avec Trump, mais aussi avec la baisse de moitié de l’aide publique européenne au développement qui touche donc des organisations en lien direct avec la santé publique.
Le plus inquiétant est que cela ne se fait pas seulement au détour d’une simple analyse des Américains ou des Européens, marquant un manque d’intérêt pour ces questions de solidarité… Non, cela participe d’une vision idéologique, d’un nouveau rapport à l’autre et notamment d’un rapport négatif aux minorités, aux droits des femmes, aux migrants, aux malades, aux LGBT. Cela consiste à dire que les projets à leur destination n’intéressent plus les pays occidentaux car ce n’est plus en rapport avec notre idéologie populiste qui s’impose.
En France ? C’est la même tendance, et là comme ailleurs, je ne pense pas que ces réductions de l’aide soient guidées uniquement par des raisons budgétaires ou comptables. Lorsque l’on suit les débats au Parlement européen sur les financements des minorités ou le désordre climatique, ces discussions et ces décisions se prennent sous la pression de l’extrême droite. Il y a une dynamique idéologique en marche, qui conduit vers ces réductions, et l’argument financier n’est pas, de mon point de vue, premier. Regardons l’histoire : en France, lorsque l’on parle des enjeux autour du trou de la Sécu, on nous explique qu’il n’y a plus d’argent, alors que l’esprit même de la Sécu a été conçu et monté au lendemain de la guerre, à un moment où il n’y avait pas un sou. On assiste à une démission idéologique qui pousse à des baisses dramatiques.
Et cela est sous-tendu par trois niveaux idéologiques. D’abord, une approche libérale qui consiste à considérer que la privatisation de la santé est la seule voie pour que cela marche. Ensuite, une tendance suprémaciste qui ne considère plus comme important les droits des plus précaires, et que seuls comptent les droits des dominant.es. Et enfin, une tendance illibérale, car tous les lieux attaqués – comme le Fonds mondial, l’Organisation mondiale de la santé, les universités, etc. – sont des acteurs rationnels qui éclairent le débat par leurs données rationnelles. Or cela ne va pas dans le sens des populismes. Tout cela participe aussi d’une vision très étriquée de la santé publique. En santé publique, il faut du multilatéralisme, on l’a vu pour combattre l’épidémie de VIH, de paludisme, ce n’est pas en se refermant sur soi que l’on y arrivera. Au final, on le sait, la brutalité de ces annonces se traduit déjà par des milliers de morts, et par des millions qui risquent de mourir s’il n’y a pas d’alternative, notamment pour le VIH.
Dans ce contexte, nous, organisations non gouvernementales, que pouvons-nous faire ? Constatons que, bien souvent, les organisations d’aide internationale ont construit leur modèle économique en se rendant dépendantes des bailleurs étatiques. Elles vont donc être en grandes difficultés, d’autant que le switch vers le recours au financement privé va prendre du temps. Il y a et il y aura donc, de fait, plein de structures qui vont fermer. Médecins du monde va s’en sortir car les financements sont multiples, mais quel va être l’avenir du Fonds mondial ? Il n’a pas d’alternative. Et il n’a pas anticipé. D’autres organisations vont tenter de s’adapter en mutualisant et en baissant la voilure. D’autres vont tenter de rediscuter le modèle actuel qui n’était pas parfait en raison d’un financement trop marqué venant du Nord, d’un problème de gouvernance trop néocolonial. Il faut donc le réformer en donnant plus de poids aux associations locales, en donnant plus de pouvoir au terrain, mais là aussi, il faudra de l’argent.
Reste que ce bouleversement ne doit pas remettre en cause l’équilibre délicat entre actions de santé publique préventive et actions d’urgence. Il faut bien sûr continuer à soigner des gens, mais il faut aussi continuer à travailler sur la prévention. Or, le risque est réel de privilégier des actions de « life saving ». Cela serait comme une bombe à retardement pour les années à venir.
Jean-François Corty
(Médecin, membre de VIF, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques et à l’Institut convergences migrations, président de Médecins du monde)