Je travaille comme médiatrice sociale et culturelle au Kofi des barons, un café social et solidaire pour les personnes de plus de 55 ans et leurs aidants, dans un quartier en région parisienne. J’ai 38 ans.
La notion d’invisibilité traverse les espace-temps des vieux qui viennent au Kofi. L’invisibilité est aussi vécue dans les espaces de sociabilité majoritairement fréquentés par des plus jeunes. Karima me raconte qu’un jour, alors qu’elle marchait dans une rue animée pour trouver un lieu où boire un verre, qu’elle regardait les tables bondées « de jeunes trentenaires » assis en groupe et qu’elle cherchait une table vide ou s’asseoir, elle avait senti les regards, elle s’était vue seule et elle avait voulu lever les bras et crier : « Je ne suis pas née vieille. »
À la fois un déni et l’absence d’un autre
Le terme d’invisibilité sociale a d’abord désigné dans les années 1960, en psychologie sociale, la présence paradoxale d’un individu perçu par les autres comme s’il n’apportait rien (Clifford, 1963)1, avant de désigner le déni du travail gratuit (Delphy, 2003)2 dans les espaces domestiques, puis les multiples absences dans les représentations culturelles liées au genre, à la race et au handicap, et aujourd’hui à l’âge. La notion d’invisibilité permet de penser ensemble l’invisibilité sociale, l’invisibilité matérielle et l’invisibilité culturelle. Elle permet de relier les enjeux matériels et les enjeux éthiques pour transformer « les institutions de la distribution et de la reconnaissance » (Fraser, 2004)3.
L’invisibilité est à la fois un déni et l’absence d’un autre en tant qu’individu et acteur, qui se conjugue avec l’hyper visibilité de la catégorie des vieux comme une catégorie avec des problèmes médicaux et sans pouvoir d’agir. Le débat sur la réforme des retraites l’a bien illustré : on ne parle que des ressources des retraité.es sans jamais les entendre.
J’utilise ici comme voix de la conjoncture un personnage extérieur au café, « Le grand vieillissement », à savoir les écrits de Maxime Sbaihi que j’ai découvert dans l’appel à contribution, afin de donner voix au pouvoir, car « pour être acteur, un adversaire est souhaitable » (Wieviorka 2021)4. « Quand on parle de démographie, on se focalise souvent sur la question migratoire. Le « Grand remplacement », cela fonctionne médiatiquement. Mais à force de regarder la démographie venue d’ailleurs, on en oublie notre propre démographie. (…) Jamais dans l’Histoire de France nous n’avions connu un tel vieillissement de masse, associé de surcroît à un allongement de l’espérance de vie. Non seulement on a plus de seniors, mais ils vivent de plus en plus longtemps. » (Sbaihi, 2022)5
L’auteur dit « Ils », comme si les vieux étaient des autres, alors que ce sont les mêmes à un âge différent de la vie. Cette catégorisation lui permet de développer l’idée selon laquelle les vieux sont moins pauvres et donc plus riches que les jeunes.
« En France, il est presque tabou de considérer le prisme des âges, et de regarder la société d’un point de vue générationnel. Or les dates de naissance sont devenues un facteur de structuration sociale. Entre les générations, les écarts se creusent. Si on prend le taux de pauvreté, il est le plus élevé chez les moins de 30 ans, et le plus bas chez les plus de 65 ans. C’est un renversement inédit. Il y a soixante ans, c’était l’inverse. (…) Le niveau de vie des retraités est supérieur à l’ensemble de la population. En moyenne, le « pauvre retraité » n’existe quasiment plus. Si l’on considère le niveau de vie selon les âges, la pauvreté est jeune. » (Sbaihi, 2022)6
L’auteur, à partir de la construction statistique du « retraité moyen », remet en cause le système de répartition des retraites qui est un système de solidarité entre les générations, mais aussi, et c’est ce qu’il oublie, entre les âges de la vie. Ainsi, le faible taux de pauvreté des retraités aujourd’hui est lié à la baisse du taux de pauvreté parmi les actifs des années 1970 et par l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié. Il est vrai aussi que le taux de pauvreté des 65 ans est sensible au barème du minimum vieillesse, revalorisé avant 1984, puis entre 2008 et 2012, d’où une baisse du taux de pauvreté des 65 ans et plus. Ce minimum vieillesse constitue « un filet de sécurité » pour des personnes ayant peu ou pas travaillé (Conseil d’orientation des retraites, 2019)7,8.
Sociabilité populaire
Ce que j’observe au Kofi, lors des permanences d’accompagnement dans les démarches administratives, c’est que le minimum vieillesse permet d’éviter ou de sortir de la pauvreté des femmes, des personnes privés d’emploi par la pauvreté familiale9, des personnes handicapées et des personnes migrantes non déclarées par leurs employeurs. La catégorie du retraité moyen invisibilise donc des statuts sociaux qui ne sont pas propres à l’âge, mais qui traversent le monde du travail formel, informel et ses zones grises : pauvres empêchés d’emploi, femmes au foyer, migrants non déclarés, handicapés.
Les ressources au Kofi sont des ressources populaires. À la permanence administrative, je vois des « petites retraites » d’ouvriers en usine, dans le bâtiment, dans la maintenance ou dans le nettoyage, et de femmes au foyer ayant travaillé par intermittence dans les métiers de la reproduction payée (ménage, garde d’enfant, aides-soignantes, aide à domicile, femmes de cantine …).
Selon une enquête Insee, l’âge augmente l’impact des revenus sur la sociabilité des retraités (Brunel, Eideliman, 2022)10. La sociabilité au Kofi est une sociabilité populaire. Elle pourrait ainsi être identifiée par des sociologues comme une « sociabilité dominée » (Desmulier, Polfliet, Rauscher, 2003)11, qui s’organise dans un espace commun en dehors de la maison et non pas dans des espaces domestiques qui sont pour les classes plus aisées des espaces de réception.
Les retraités qui viennent au Kofi ont en commun la pénibilité du travail. Certain·es ont d’ailleurs décider de mener une Université populaire sur le thème « Le travail, ça laisse des traces », lors de laquelle ils ont identifié les marques du travail sur leurs corps comme une des causes de leur isolement : fatigue, maladie, difficulté à se déplacer, et à l’époque du travail salarié, manque de temps pour créer des liens amicaux.
Mais si un portrait social des retraités du Kofi pourrait être ainsi dessiné, des lignes d’éclatement apparaissent dans les interactions quotidiennes, et informent d’une condition de la vieillesse à laquelle les lois pensées selon le modèle de la justice distributive n’ont pas mis fin.
Azima a 65 ans. Elle est venue au Kofi une première fois pour la permanence administrative, orientée là par une assistance sociale du Centre communal d’action sociale d’une ville voisine. Elle avait été expulsée de son logement qu’elle sous-louait, suite à une dette locative due par le locataire du bail, et vit hébergée à droite à gauche, entre des connaissances et le Samu social. Cela fait un an maintenant qu’elle attend un rendez-vous à la préfecture pour déposer une demande de titre de séjour pour raison médicale dont elle dépend pour faire des demandes de logement, y compris en résidence sociale.
Souvent Azima vient pour se reposer une heure ou deux au Kofi. Elle vient pour boire un café ou un thé. Pour faire un jeu. Pour m’embrasser et me serrer dans ses bras. Les adhérent-es du Kofi parlent très bien de ce besoin de reconnaissance, d’être appelé par son prénom, de discuter de tout et de rien et de regarder quelqu’un dans les yeux, car ils en vivent tous l’absence. Cependant une femme qui a migré âgée suscite une méfiance quasi paranoïaque. Pourquoi est-elle venue en France « à son âge » ? Pourquoi a-t-elle besoin de venir au Kofi « si elle a des fils » ?
Halim vient pour la première fois au Kofi pour un rendez-vous à la permanence administrative pour une demande de relogement. Il vit seul, au rez-de-chaussée, subi des dégâts des eaux à répétition et, alors qu’un expert a évalué un taux d’humidité à 100%, et que son psychiatre lui a fait une ordonnance expliquant les effets de cette situation précaire sur sa maladie, le bailleur refuse de le reloger. Alors que Halim sort du café après son rendez-vous, Monsieur Djouad se lève et porte fort sa voix à toutes les personnes attablées : « Lui, c’est un clochard ».
Ne pas invisibiliser le sujet vieux
Philippe Ariès dit « hier les vieux mendiaient, et cette image de la vieillesse dans la misère est aujourd’hui dépassée » (Ariès, 2021)12. Pourtant, les éclats de voix et les insultes dites « à voix hautes » ou « à voix basses » au Kofi ont souvent à voir avec la figure du mendiant : une personne qui vit d’aumône et de la charité et qui déroge aux principes d’effort et d’économie (Roubineau, 2013)13. Lorsque j’appelle les assistantes sociales, il arrive que les discours fassent également résonner cette image du mendiant : « Quand elle veut quelque chose, là elle comprend ».
Je me revois expliquer à Madame Taleb que le montant de son ASPA, qui allait remplacer sa pension d’invalidité, lors de son passage à la retraite, baissait en fonction du montant de la retraite de réversion de son mari décédé. Elle n’était pas d’accord. Ce jour-là Madame Taleb a perdu un droit, celui de l’invalidité (qui reconnaît une impossibilité de travailler et qui est alors cumulable avec la pension de réversion) pour une aide sociale plafonnée (à 961,08 euros).
Ainsi, les lignes d’éclatement mettent en lumière le rôle des institutions de distribution des ressources et de la reconnaissance dans les tensions qui font éclater le collectif de part et d’autre.
Si la figure du mendiant fracture de temps en temps les sociabilités au Kofi, je fais l’hypothèse qu’elle est aussi ce qui constitue une des conditions de toutes les personnes constituant le groupe des retraités. Dans les écrits de Maxime Sbaihi, idéologue du projet de réforme des retraites, le retraité est dépeint comme quelqu’un qui ne travaille pas et qui bénéficie de la charité de la jeunesse. Aussi, à la lecture de Vieillesses irrégulières de Mathilde Roissigneux-Méheust, je me dis qu’il n’est peut-être pas anecdotique qu’un dépôt de mendicité soit devenu une maison de retraite, d’abord sous la tutelle d’une préfecture de police puis sous celle d’un centre communal d’action sociale (Rossigneux-Méheust, 2014)14. Il me semble important de continuer à travailler avec la figure du mendiant en tête, afin que celle-ci ne fracture ni n’invisibilise le sujet vieux, mais qu’elle puisse au contraire devenir un de ses traits saillants qui le rende éclatant.
Magdalena Brand
Médiatrice sociale et culturelle, enseignante vacataire en sociologie, docteur (CRESPPA-CSU)
1) Clifford E. (1963). « Social Visibility ». Child Development, vol. 34, pp. 799-808.
2) Delphy C. (2003). « Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager » ? Nouvelles questions féministes, vol. 22, pp. 47-71
3) Fraser N. (2004). « Justice sociale, redistribution et reconnaissance ». Revue du Mauss, n. 23, pp. 152-164
4) Wieviorka M., Bataille Philippe (op. cit.)
6) Malheur T. (Op. Cit.)
8) Cependant si « l’amélioration et la généralisation des systèmes de retraite contribuent en effet à verser à la très grande majorité des personnes âgées des retraites d’un montant convenable », « 10% des personnes âgées de 65 ans et plus sont considérés comme pauvres ». Et le minimum vieillesse ne règle pas le taux de pauvreté chez les personnes âgées, car il ne permet pas dans un certain nombre de cas d’échapper à la pauvreté monétaire. « En effet, si depuis sa création les revalorisations successives du minimum vieillesse ont permis, notamment jusqu’au début des années 1980, d’améliorer très significativement le barème de la prestation, elles n’ont quasiment jamais permis que le seuil du minimum vieillesse se situe clairement au-dessus du seuil de pauvreté » (Augris N., Bac C. (2008). « Évolution de la pauvreté des personnes âgées et minimum vieillesse ». Retraite et société, n. 56, pp. 13-40)
9) Voir sur ce sujet l’étude menée par le pôle santé d’ATD Quart-Monde France : Boissonat Pelsy H., Sibue de Caigny C., Desprès C. (2020, janvier). « Prendre sa retraite lorsqu’on est pauvre ! ». Pôle santé, ATD Quart Monde
11) Desmulier C, Polfliet M., Rauscher J-B (2003). « La sociabilité des retraités, une approche statistique (enquête) ». Terrains et travaux, n. 5, pp. 151-164
12) Ariès P. (2021, juin). « La vieillesse a-t-elle une histoire ? ». Vif
13) Roubineau J-M (2013) « Mendicité, déchéance et indignité sociale dans les cités grecques ». Ktèma : civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, N°38, pp. 15-36.
14) Rossigneux-Méheust M. (2014). Vieillesses irrégulières. Editions La Découverte