Des journaux, des histoires (4/4)

C’est une des particularités du moment. Alors que l’on parle sans fin de démocratie sanitaire, du patient expert, de la place et du rôle prépondérant des usagers, ces deniers paraissent parfois sans voix, en tout cas sans lieu où parler, ni débattre, ni même simplement raconter leurs expériences.

Nous sommes allés voir les premiers journaux de malades. Nous avons opéré un choix éclectique. Bien sûr, il y en a eu d’autres, avec d’autres formes d’expressions, mais en voilà quelques-uns, comme une chronique, tous nés à partir d’un mouvement social, que ce soit Mai 68 ou la reconstruction de l’après-guerre pour la psychiatrie. Des journaux où ce sont encore bien souvent les médecins qui parlent en lieu et place des malades.

Revue de presse en quatre épisodes. Après Tankonala Santé, premier pourfendeur des inégalités de santé, Mathusalem, cet objet non identifié proche de l’aventure de Charlie Hebdo qui voulait donner la parole aux vieux, et Trait-d’union, l’historique journal de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, voici Mon Journal, la tentative très originale du Dr Frantz Fanon en Algérie.

Mon Journal, un « journal de bord » 

Pavillon de l’administration de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, 1933

Après son stage d’internat à Saint-Alban, le psychiatre martiniquais Frantz Fanon est affecté en novembre 1953 à l’hôpital de Blida-Joinville, en Algérie. En charge de la Cinquième division de cet hôpital psychiatrique inauguré en 1937, division comprenant trois pavillons « d’hommes musulmans » et un pavillon de « femmes européennes », il entreprend de changer de nombreuses pratiques – l’institution étant alors dominée par Antoine Porot, le théoricien raciste de l’école d’Alger, dite du « primitivisme ». Le jeune psychiatre développe des ateliers de vannerie, de poterie, célèbre les fêtes religieuses, musulmanes et chrétiennes, organise des rencontres sportives, des sorties sur le modèle de son maître Tosquelles, ce psychiatre catalan qui, à l’hôpital de Saint-Alban, a posé les bases de ce qui allait devenir la psychothérapie institutionnelle (Lire l’épisode précédent). 

24 décembre 1953, le premier numéro 

Un mois après son arrivée, Frantz Fanon lance Mon Journal. Il explique dès le premier éditorial le sens de cette publication : 

« On a décidé de publier un journal. Aussi s’est-on demandé comment on allait l’appeler ; la question fut posée et vraiment personne ne voyait. Pourtant, au bout d’un moment, timidement, quelques titres furent proposés. Je me souviens de l’un d’eux, c’est Journal de bord. Je voudrais m’attarder un peu sur ce titre et essayer de montrer l’importance d’un journal.  

Sur un navire, il est banal de dire qu’on est entre ciel et eau ; qu’on est coupé du monde ; qu’on est seul. Justement, le journal lutte contre le laisser-aller possible, contre cette solitude. Tous les jours, paraît une feuille souvent mal imprimée, sans photos et sans goût. Mais tous les jours, cette feuille met de la vie sur le bateau. […] 

Écrire est certainement la plus belle découverte, car cela permet à l’homme de se souvenir, d’exposer dans l’ordre ce qui s’est passé et surtout, de communiquer avec les autres, même absents. » 

Mais à l’hôpital de Blida-Joinville où patient.e.s européen.ne.s et patient.e.s arabes sont pris en charge dans des services séparés, conformément au code de l’indigénat, le journal est un échec dans les services arabes, comme l’explique Frantz Fanon dans un article* co-écrit un an plus tard avec son collègue Jacques Azoulay : 

« Comme le journal ne fait que refléter plus ou moins fidèlement la vie sociale de l’hôpital, il intéresse assez peu ceux qui en restent pratiquement exclus. C’est pourquoi même les quelques malades sachant lire et écrire n’ont jamais envoyé d’articles. Cependant, l’échec est dû surtout au fait que la plupart de nos malades musulmans sont illettrés. Plus exactement dans notre service, sur deux cent vingt malades, cinq savent lire et écrire en arabe, deux savent lire et écrire en français. […] Nous avons pensé, au début, à la possibilité de faire écrire les articles par un infirmier, comme nous le faisons chez les Européens quand un malade ne sait pas ou ne veut pas écrire. Mais utiliser uniformément ce procédé est pratiquement inutile […] la culture est plus orale qu’écrite : l’enseignement se fait surtout par la parole. […] Et nous avons vu le rôle important du « conteur » itinérant, qui va de village en village colporter les nouvelles et les histoires du folklore, sortes de poèmes épiques relatant les événements des siècles précédents et assurant ainsi la liaison culturelle entre les différentes régions. » 

20 décembre 1956, infirmier ou arbitre ? 

Reste que pour Fanon, s’agissant des malades européens, Mon Journal est un élément important de sa pratique de psychiatre et ce, jusqu’à sa démission en 1956, considérant que sa place était désormais aux côtés des Algérien.ne.s en lutte contre le colonialisme et pour leur indépendance.  

Voici sa dernière contribution à cette publication interne à l’hôpital de Blida-Joinville, dont il n’hésite pas à critiquer le fonctionnement : 

« […] L’infirmier qui oublie que son devoir est de comprendre le malade qui lui est confié et qui a tendance à le punir pour, comme on dit vulgairement, « lui faire les pieds », eh bien, on peut dire que cet infirmier oublie son devoir. 

Le lien ne semble pas évident entre les attitudes désastreuses signalées ci-dessus et le souci du comité des sports [des] pensionnaires d’élaborer un code, une discipline. Toutefois, nous reconnaissons que créer dès le début une section disciplinaire risque, d’une part, de gêner la disparition des attitudes désastreuses, d’autre part, de favoriser leur réapparition si elles avaient disparu. 

Il apparaît qu’un arbitre à l’hôpital psychiatrique n’a pas les mêmes sanctions qu’un arbitre sur le stade du F. B. ou le stade Saint-Eugène. Je dois avouer que je suis gêné quand je constate l’arbitrage de certains infirmiers. Ils font comme s’ils n’étaient pas infirmiers, comme si le sifflet dans la bouche leur enlevait la qualité d’infirmier. […] Bien sûr, l’infirmier-arbitre peut ne pas savoir comment arbitrer en tant qu’infirmier, ce n’est pas sa faute. […] le rôle du Comité des sports n’est pas tant d’organiser les sports à l’hôpital que d’organiser ces sports dans une perspective thérapeutique qui s’insère dans une perspective globale. […] 

À l’hôpital psychiatrique, on ne peut pas entendre des phrases comme : « Je ne veux pas le savoir, vous n’avez qu’à faire comme tout le monde. » Parce que, justement, le pensionnaire a de nouveau à apprendre à être comme tout le monde ; c’est parce que, souvent, il n’a pas pu « faire comme tout le monde » qu’il s’est confié à nous. Il faut d’abord voir comment il se comporte, l’aider à mieux se comprendre et pour cela, nous devons très exactement le comprendre en totalité. 

On voit maintenant que la rédaction d’une réglementation disciplinaire à l’hôpital psychiatrique est un non-sens thérapeutique et que ce projet doit être abandonné une fois pour toutes. » 

Philippe Artières

* « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », L’Information psychiatrique, octobre 1954 

Un peu plus loin : 

Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, Œuvre II. Textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert J.C Young, Paris, La Découverte, 2015, p. 263. 

F. Tosquelles, « Frantz Fanon à Saint-Alban », L’Information psychiatrique, vol. 51, n°10, 1975. 

Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961/Le Découverte, 2002. 

David Macey, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, 2013.