Des journaux, des histoires (3/4)

C’est une des particularités du moment. Alors que l’on parle sans fin de démocratie sanitaire, du patient expert, de la place et du rôle prépondérant des usagers, ces deniers paraissent parfois sans voix, en tout cas sans lieu où parler, ni débattre, ni même simplement raconter leurs expériences.

Nous sommes allés voir les premiers journaux de malades. Nous avons opéré un choix éclectique. Bien sûr, il y en a eu d’autres, avec d’autres formes d’expressions, mais en voilà quelques-uns, comme une chronique, tous nés à partir d’un mouvement social, que ce soit Mai 68 ou la reconstruction de l’après-guerre pour la psychiatrie. Des journaux où ce sont encore bien souvent les médecins qui parlent en lieu et place des malades.

Revue de presse en quatre épisodes. Après Tankonala Santé, premier pourfendeur des inégalités de santé, et Mathusalem, cet objet non identifié proche de l’aventure de Charlie Hebdo qui voulait donner la parole aux vieux, voici Trait-d’union, l’historique journal de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, qui sera suivi en 1953 par la tentative très originale du Dr Frantz Fanon en Algérie.

Trait-d’union, le « porte-parole de l’intérieur »

« Cet hebdomadaire est tiré à 125 exemplaires sur Offset à l’atelier d’imprimerie du comité hospitalier de Saint-Alban. Ce bulletin ne doit pas sortir de l’hôpital. »

Si la réalisation d’un journal d’asile manuscrit à l’initiative d’un patient n’est pas rare au XIXe siècle, la publication régulière d’un imprimé au sein d’institutions pour personnes souffrant de troubles de santé mentale est initiée par le père de la psychothérapie institutionnelle, François Tosquelles (1912-1994), avec la sortie de Trait-d’union en 1950 à Saint-Alban (Lozère). Une publication, suivie quelques années plus tard par celle de Mon journal, à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie, qui fonde la prise de parole des principaux intéressés à l’intérieur de l’institution psychiatrique.

De Saint-Alban, on aime à raconter comment un psychiatre espagnol, militant du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), Catalan réfugié en France, fut sorti en 1939 du camp d’internement de Septfonds, à la demande du médecin-chef débordé de l’hôpital psychiatrique lozérien, Paul Balvet, pour aller le seconder. On insiste sur la manière dont Francesc Tosquelles Llauradó fonda en pleine guerre la Société du Gévaudan – un lieu de parole, la nuit, en attendant les largages d’armes des avions britanniques, qui accueillit notamment Paul Éluard et participa de la lutte du Maquis résistant dans cette partie du Massif central particulièrement déserte. Le romancier Didier Daeninckx racontera cette expérience dans Caché dans la maison des fous (éd. Bruno Doucey, 2015).  

Un journal par et pour les patients

Mais on néglige souvent de relater comment Francesc Tosquelles Llauradó devint François Tosquelles, l’un des principaux réformateurs de l’intérieur de l’institution psychiatrique. Avec le communiste Lucien Bonnafé, le clinicien Jean Oury et quelques autres, il inventa la psychothérapie institutionnelle. La production d’un journal par et pour les patients était un des outils de ce souci de remettre le sujet au centre de l’institution.

Pour Tosquelles, ne sont valides, selon Pierre Delion en introduction à l’édition des écrits du psychiatre catalan, « que les conditions qui permettent de changer réellement, ensemble, le sort des malades mentaux et de leurs soignants relationnés ».

14 juillet 1950, le premier numéro 

« Voici le premier numéro de Trait-d’union, votre journal. […] C’est un journal hebdomadaire, rédigé par vous et pour vous exclusivement : il n’aura aucune extension en dehors de l’enceinte de l’hôpital. Il ne cherche pas à éclairer les personnes étrangères à l’hôpital : les indifférents, ceux qui craignent, ceux qui méprisent : cela restera la tâche de Chemin, organe de la Ligue d’hygiène mentale.

Trait-d’union sera votre porte-parole intérieur, nouvel instrument de la vie collective de l’hôpital, comme le sont déjà le Club et les veillées du vendredi. Comme ceux-ci, il doit donc avoir un intérêt d’ordre thérapeutique actif qui dépasse sa valeur proprement documentaire, littéraire ou d’information générale et locale.

Lire le journal est un acte typiquement social, comme de travailler ou d’aller au cinéma ; lire le journal, c’est sortir de soi pour écouter la voix des autres et s’intéresser à leurs joies et à leurs peines. Beaucoup d’entre nous ont perdu le goût, le courage ou l’initiative du fait même de la fatigue ou des chagrins, ou n’aiment plus entrer en contact avec d’autres personnes. Vous vous isolez trop ; vous vivez ensemble, mais le plus souvent chacun dans sa coquille.

Ce journal vous apportera, avec les nouvelles de tous ordres que vous y trouverez, l’occasion de commenter entre vous des faits réels ; vous échangerez des idées, vous connaîtrez ce qui se passe de bon ou de mauvais dans le monde et dans l’hôpital, car de nombreux articles vous feront connaître les événements de la vie intérieure de vos pavillons et les faits divers qui se rapportent à votre vie de tous les jours. Trait-d’union entre vous, et entre vous et le monde, entre vos pavillons, entre vous et le personnel. »

Semaine du 2 au 9 avril 1969, Martin et tous les autres

• « En ce jour de Pâques on a bien profité du soleil mais il ne fait pas bien chaud, on a un printemps froid si ça continue. » Martin

« Nous sommes allées en promenade dimanche et lundi de Pâques. » Marie-Louise

• « Comment lutter contre cette espèce de léthargie qui vous accapare toute et vous laisse exténué ? » B.

• « Les pensionnaires de l’hôpital de la Roche-sur-Yon nous ont rendu visite. Ils ont mis un peu de joie autour de nous. Leur pièce amusante et bien jouée, leurs danses, leurs projections, nous ont ravis. Nous gardons d’eux le meilleur souvenir tout plein de sympathie. » Mme B.

• « Lors de notre dernière réunion de coopérative, dans les réclamations diverses, en accord avec notre surveillant et les camarades présents, nous avons demandé si possible le supplément d’une marmite de café au lait. Nous ignorons si notre réclamation a été prise en considération, vu que presque tous les matins un manque de café au lait est à déplorer. Nous espérons que Mr l’Économe va remédier à cet état de fait. » Bo.

• « Je me sens bien à mon aise quand je travaille. » H.

• « Je suis amoureux de Mademoiselle C. Et encore bien attaché petite Jeanine. On est en 1969. Je t’aime bien, on est en 1969 et si tu ne m’aimes pas je serai tué par la foudre. Mon père dépense de l’argent. Je n’ai pas envie de dormir, ni de pleurer, ni de travailler ou de perdre mon grand amour. Je veux tuer, je veux aller chasser encore une année. Je veux voler, je ne veux pas écouter les remontrances d’un curé. D’ailleurs je ne prie que très peu. Je ne veux pas faire de tours de con à Docteur R., je veux aller chasser encore une année, on est en 1969. » Robert

• « Mes bien chers Docteurs, je vous demande de me faire marquer un bifteck parce que je ne peux pas manger de pain. Je ne peux plus fumer. Je vous demande que le pain soit rationné car je trouve qu’il s’en mange trop et qu’il s’en gaspille beaucoup car le pain me revient à 100 francs la flûte. » J.B.

• « Mes vacances de Pâques, je vais les passer chez moi. Je passe des journées à St-Alban et je ne m’ennuie pas trop, et je passe des petits moments. Je passe quelques jours et je ne m’ennuie pas trop et je passe des petits jours où l’on me gifle. Je ne trouve plus grand-chose à vous dire. Je vous embrasse tous bien fort. Je vous quitte. » Josiane 

Après 1962, et le départ du Dr Tosquelles, Trait-d’union poursuit sa parution, et cette pratique d’écriture et de lecture sera reprise dans de nombreuses institutions de santé mentale.

Philippe Artières