Des journaux, des histoires (2/4)

C’est une des particularités du moment. Alors que l’on parle sans fin de démocratie sanitaire, du patient expert, de la place et du rôle prépondérant des usagers, ces deniers paraissent parfois sans voix, en tout cas sans lieu où parler, ni débattre, ni même simplement raconter leurs expériences.

Nous sommes allés voir les premiers journaux de malades. Nous avons opéré un choix éclectique. Bien sûr, il y en a eu d’autres, avec d’autres formes d’expressions, mais en voilà quelques-uns, comme une chronique, tous nés à partir d’un mouvement social, que ce soit Mai 68 ou la reconstruction de l’après-guerre pour la psychiatrie. Des journaux où ce sont encore bien souvent les médecins qui parlent en lieu et place des malades.

Revue de presse en quatre épisodes. Après Tankonala Santé, voici Mathusalem, cet objet non identifié proche de l’aventure de Charlie Hebdo qui voulait donner la parole aux vieux. Viendront ensuite, autour de la folie, Trait-d’union, l’historique journal de l’hôpital de Saint-Alban, suivi en 1953 par la tentative très originale du Dr Frantz Fanon en Algérie.

Mathusalem, le journal qui n’a pas peur des vieux

C’était une période un peu folle, sans arrière-pensée ni idée préconçue. Mai 68 avait déposé ses meilleures traces. En ces temps-là, c’est-à-dire au début des années 1970, Dominique Le Vaguérèse-Boltanski, alors toute jeune assistance sociale, lançait, avec quelques autres, Mathusalem, « le journal qui n’a pas peur des vieux », aidé en cela par
toute la bande de Charlie Hebdo ( avec Copi également dont le dessin ouvre ce reportage). Quelques numéros, beaucoup de vie et de tonus, et la parution s’est arrêtée, comme s’achève un coup d’éclat.

« À la fin des années 1960, raconte Dominique Le Vaguérèse, j’avais fait une formation de travailleur social. J’avais été engagée à la MGEN en psychiatrie et j’avais commencé des études de psychologie clinique à Paris VII. J’étais en contact avec Ginette Bourgeron, de l’association de gérontologie du XIIIe arrondissement de Paris, qui a eu un rôle très important pour le développement de la gérontologie en France. Elle nous engage, Robert Jean, un ami, également travailleur social, et moi-même, pour créer et animer des structures de club du troisième âge (comme on disait alors) dans le XIIIe arrondissement. Jamais je n’avais pensé faire cela. Ginette Bourgeron nous présente ce projet avec son enthousiasme et c’est comme cela que, peu à peu, on est entré dans un mouvement qui va prendre forme : la gérontologie, qui avait pour projet de prendre en charge les différentes dimensions de la vie des personnes vieillissantes. Ce processus allait de pair avec l’extension de la retraite, voire de la pré-retraite, qui, dans cette période de réorganisation économique, touchait des personnes encore dans la « force de l’âge » mises dans la même catégorie que des personnes en fin de vie. »

« Dans ces années-là, poursuit-elle, il y a toute une série de rénovations urbaines dans le XIIIe. Les grandes tours se construisent, beaucoup de pavillons sont détruits, et on ne trouve rien de mieux que de laisser des gens seuls dans des résidences. Dans cet arrondissement, le secteur de psychiatrie s’était beaucoup développé depuis quelques années, avec des grands noms comme Philippe Paumelle, Serge Lebovici ou René Diatkine. Et ces secteurs de psychiatrie étaient envahis par des patients âgés, voire très âgés. À l’époque, on parlait de personnes âgées alors que dans la même catégorie, « retraités », se trouvaient des gens qui pouvaient avoir 55 ans. D’autres, anciens ouvriers du XIIIe, comme ceux du bâtiment, touchaient leur retraite dans la soixantaine, et mouraient l’année suivante. »

Sauver le Tournesol 

En créant des structures pour accueillir ces populations, l’association de gérontologie va permettre de désengorger le secteur psychiatrique. Des clubs du troisième âge se développent sur le mode « club de prévention », mais aussi des hôpitaux de jour – les premiers –, le séjour à l’hôpital étant réservé aux épisodes aigus, quand la personne va vraiment mal. C’était révolutionnaire, ce parcours-là. Vivre, pas survivre, le film de Jean Schmidt relate cette histoire.

« Sous la direction du Docteur Balier, continue Dominique Le Vaguérèse, nous ouvrons deux clubs dans le XIIIe. Le premier, le Club des 4 saisons, situé au métro Glacière, est animé par Robert Jean. C’est un rez-de-chaussée avec un jardin, en plein milieu des immeubles collectifs et à proximité d’un théâtre et d’un centre social. Un coin de classes moyennes. Quant à moi, j’ouvre, un peu plus loin, près de la Place d’Italie, un autre club qui s’appelle « Joie et loisirs ». Dans ce quartier-là, c’est une population plus ouvrière. On découvre tout : je suis jeune – 22 ans – et je n’ai aucune idée de ce qu’est une personne dite « âgée ». On travaille avec zéro préjugé. Je savais faire peindre en expression libre, alors on peignait ; il y avait un marionnettiste ; les retraités jouaient à la belote ; on dansait, c’était très varié. On faisait beaucoup de bêtises, c’était très joyeux… Deux ans plus tard, j’ai intégré une équipe pour la création d’un centre intergénérationnel, le Tournesol, dans le XIe, en grande partie financé par les Petits Frères des pauvres. Là aussi, c’était très ouvert. On faisait notamment de la formation mais aussi de la vidéo, avec des artistes contemporains ; je faisais un atelier de peinture. C’est parti comme ça, c’était vraiment bien, il y avait une vraie vie de quartier. Il y avait tous les âges, les vieux, mais aussi des jeunes qui n’allaient pas bien. Mais en 1975, le centre s’est trouvé en butte à des difficultés, et comme j’étais liée avec Charlie Hebdo, Cabu et Cavanna sont venus gentiment faire un reportage « pour sauver le Tournesol », qui est paru dans Charlie. Le Tournesol connaît ainsi sa petite heure de gloire, mais il est pourtant contraint de fermer. »

Six numéros et puis s’en vont

« Au même moment, la gérontologie se développe. Un colloque international a lieu à Paris, en 1975 si mes souvenirs sont bons. Et nous, comme des farceurs, on décide de faire un contre-congrès. On le fait avec nos relations, et cela a un petit succès, il y a un article dans Libération. C’est là que Reiser nous dessine des boîtes de conserve de nourriture pour chiens avec la marque « Pépé goût » et « Mémé goût ». Il faut se souvenir qu’à l’époque, beaucoup de personnes âgées n’avaient pas assez d’argent pour se nourrir correctement. Et puis, il y a le documentaire sur l’asile de Nanterre, un peu partout, des initiatives éclosent. Annie Lauran avait déjà écrit L’Âge scandaleux en 1970. 

Et c’est comme cela que l’on en vient à faire Mathusalem (dont nous publions les couvertures et quelques extraits-dessins, avec l’aimable autorisation de Dominique Le Vaguérèse) . Qui en a eu l’idée ? Je ne sais plus. On en discutait, cela est venu. De même pour le nom. On se disait que ce serait bien qu’il y ait quelque chose, il y avait beaucoup de manifestations, de nouveaux journaux. Mais je ne connaissais rien à la presse, je choisis un format de grande taille, inhabituel. Nous sommes aidés par mes copains de Charlie, qui me disent “tu n’as qu’à piquer dans nos albums”. C’est la même ouverture avec les artistes, comme Annette Messager qui nous donne des dessins, ou encore Topor et Rancillac. Voilà. C’était comme cela, cela se voulait militant, avec cette idée que l’on avait d’humaniser les lieux collectifs. Pour donner un autre exemple, des étudiants des Beaux-Arts vont aller à l’hôpital gériatrique de Brévannes pour peindre des fresques sur les murs, sous l’œil amical du Dr Arbousse Bastide. C’était l’air du temps, et il était joyeux. » 

« Le premier numéro a beaucoup de succès, je me souviens que la télévision nous a même contactés. Mais tout est fait de bric et de broc. Cela se vend, gentiment. L’idée était de faire parler les « vieux », c’était bourré d’idées. Il y avait aussi le « droit à la paresse » c’est-à-dire pour nous repenser le temps de travail et le temps libre. On faisait aussi une place dans le journal à des personnes considérées comme démentes à qui on donnait le moyen de s’exprimer. Malheureusement, cela ne va pas durer très longtemps. De 1975 à 1977. Six numéros, sans périodicité fixe, au gré des articles et des disponibilités des uns et des autres. J’étais aidée par des militants bénévoles, notamment pour la mise en page, et j’allais chez l’imprimeur. On imprimait, je crois, 2 000 exemplaires. Et on le vendait dans les manifestations, dans deux ou trois librairies et dans quelques cinémas. »

Puis, comme il est né, Mathusalem va s’arrêter. Comme cela, comme un coup de vent. Quelques petits tours, et le journal s’arrête. Dominique Le Vaguérèse quitte la gérontologie pour la psychanalyse et part travailler dans un secteur de pédopsychiatrie. « Ce ne sera plus jamais la gériatrie pour moi. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Ce que je pouvais donner, il fallait que je sois jeune pour le faire. Je ne voulais pas en faire mon métier, je l’ai fait un peu par inconscience, comme une aventure. »

François Meyer et Éric Favereau

L’édito du premier numéro

La vieillesse, cette maladie…

La vieillesse, cette maladie dont on guérira un jour… Car on en guérira, c’est certain, ce n’est qu’une question de temps, et c’est bien le plus navrant pour nous autres, nés trop tôt. Je suis absolument persuadé qu’un jour proche on découvrira le mécanisme de cette anomalie du comportement cellulaire qu’est le vieillissement, et qu’on y portera remède. Ce jour-là, la face du monde sera changée. Le premier événement qu’on puisse qualifier d’historique aura eu lieu. L’histoire des hommes se détachera enfin de l’histoire dite « naturelle ». La vie aura vaincu la mort autrement que dans des radotages lyriques de poètes saouls. Ce jour pourrait être demain si l’on s’attaquait au problème du vieillissement avec l’acharnement, le déploiement de moyens, la méthode, le génie que l’on a apporté à l’élaboration de la première bombe atomique ou à la conquête de l’espace. Hé ! oui, seulement, là, il ne s’agit pas de gagner une guerre parmi tant d’autres ou de mettre au point, sous prétexte de « progrès de la science » (tu parles !) et de prestige national, des engins à usage militaire capables de porter de plus en plus loin des bombes de plus en plus grosses. Il ne s’agit que du problème fondamental qui se pose d’emblée à toute vie consciente : supprimer le vieillissement, et donc la décrépitude, et donc la mort, tout au moins la mort par usure, celle qu’on appelle la « belle mort », sans doute parce qu’elle est la plus hideuse de toutes. Bagatelles…

En attendant, nous vieillissons. Certains d’entre nous sont déjà ce que nous serons demain : des vieillards.

Être vieux n’est pas marrant. Tous les propos consolants des littérateurs n’y ont jamais rien changé. S’est-on assez plu, pour astiquer sa bonne conscience et endormir sa propre angoisse, à encenser les bons vieux, tout sourire et bienveillance, irradiant la sagesse et la sérénité, se chauffant au soleil ou au coin du feu, consolant les enfants grondés, faisant des confitures, racontant des histoires merveilleuses, berçant le bébé, en somme s’éteignant tout doucement, comme une lampe sans huile, sans en faire un plat sans emmerder le monde et même en rendant de petits services, et avec le sourire, s’il vous plaît, puisque c’est la grande Loi de la Nature… 

On se les voit comme un élément du décor. Un feu de bois, c’est plus confortable avec une bonne grand-mère qui tricote au coin de la cheminée, moi je trouve. Surtout si elle porte une pélerine assortie aux doubles rideaux…

On vit sur un rêve. Le feu de bois est en polystyrène, la flamme est une ampoule électrique avec des machins pour faire rouge et que ça bouge. La grand-mère ? Pas plus de grand-mère que de bûche de bois. Les grands-mères en ont marre d’être des bonnes grands-mères. Marre d’être un élément du décor, un meuble encombrant qu’on est obligé de trimballer dans le fond de l’auto, avec les valises, quand on part en vacances (ça lui fait tant de bien de changer d’air. Et puis, elle surveille les gosses). Les grands-mères tournent de plus en plus en grand-mères indignes. Ah, si seulement on fabriquait des bonnes grands-mères en plastique ! La Redoute devrait y penser. 

Le croiriez-vous ? Les vieux n’aiment pas du tout être des vieux. Mettez-vous à leur place… Toujours être traité en accessoire encombrant et en objet fragile. Les handicapés aussi sont fragiles, n’empêche qu’on s’ingénie à leur faire oublier, à le faire oublier aux autres, surtout. Font du sport, travaillent, étudient, voyagent, flirtent et, je suppose, font l’amour. Cahin-caha mais le font. Pourquoi pas les vieux ? Les vieux aussi sont des handicapés (Et encore. Pas tous. Demandez aux infirmières). La Société leur fait un statut en marge, un statut de petites bêtes protégées, d’être infiniment fragiles, menacés, irresponsables… Un statut de bébés phoques. Ce qui n’empêche pas, derrière les sollicitudes outrées, de les traiter en quantité négligeable, sauf s’il s’agit de les gruger, de les saigner. Comme les bébés-phoques, toujours.

Tant que l’intelligence d’un vieux n’a pas sombré dans le néant irrémédiable, c’est un homme comme les autres, moins con que beaucoup d’autres. Pas beau à voir ? Ça, c’est pas vrai. Un autre genre, oui. Il y a des jeunots à gueule sinistre. Jamais de vieux. La ride réarrange tout ça dans le bon sens. Que de têtes deviennent intéressantes avec les premiers cheveux blancs. Que de séducteurs (et de séductrices) voient avec ébahissement leur pouvoir naître avec les premières grandes rides. N’oublions pas que les corps restent beaux très longtemps. La ride cesse à l’échancrure du corsage… Mais qui oserait se dire amoureux d’un ou d’une sexa ? Les vieux oseraient avoir envie de séduire et d’être séduits si le bourrage de crâne environnant ne proclamait pas obscènes et contre-nature les amours séniles. Et voilà pourquoi il est plus facile de forcer la résistance d’une pucelle que celle d’une sexagénaire. Que de bonheur perdu. Ils nous en font, du mal, les autres. Comme la vie serait simple, sans eux…

Mais non, dites-vous. Les vieux, ça n’a plus de désirs, plus d’envie. Ça végète, ça rumine, ça se survit. Ça n’a plus qu’une chose en tête : la soupe à heures fixes, et qu’on leur foute la paix. Ah, oui ? Tu leur as demandé ?

Les vieux sont plus faibles, moins agiles, leurs gestes sont plus lents, leurs sens moins aigus… Et encore. Bon. Mais leur intérêt demeure, et leur capacité de se passionner, leur besoin d’activité, de relations, d’échanges, d’intrigues, d’espoir, de désespoir, d’émois… Les vieux ne sont pas des espèces de morts en sursis qui bifferaient chaque matin un bâton… Des condamnés dont la charité commande d’adoucir les derniers instants… Charité, pitié, sollicitude, bienveillance… Ça ne vous pue pas au nez, ces mots-là ? Ces mots ouatés, précautionneux, condescendants ? Ces mots de supériorité ?

Ils trahissent une chose, ces mots : c’est que les vieux nous emmerdent et nous donnent mauvaise conscience. Nous n’avons pas su les empêcher de devenir vieux, nous sommes incapables de nous en empêcher nous-mêmes, nous leur en voulons de nous projeter à la face, à chaque coin de rue, l’image de ce que nous serons bientôt, très bientôt. C’est pourquoi nous voudrions bien les parquer dans des ghettos à vieux. C’est pourquoi, de plus en plus, nous le faisons. Nous les poussons sournoisement vers le pourrissoir, vers le coin aux vieux où les vieux font joujou entre eux à des jeux de vieux, pêle-mêle, gâteaux ou pétant le feu, veux pas le savoir, mais si, grand-père, soyez raisonnable, voyons, c’est pour votre bien…

Le vieux n’a pas sa place dans la famille moderne. Il ne sert à rien de pleurer là-dessus. C’est comme ça. Quand les gosses se marient, ils tranchent le cordon. Chacun chez soi.

Il n’y a plus de coin de feu pour les vieux. Ils n’ont à compter sur personne. Les forts bouffent les faibles, et tout le reste est littérature. Aux vieux à prendre leur destin en main.

Cavanna