« Comment, dès lors, faire respecter le droit humanitaire dans les conflits à venir ? »

Francis Carrier

Jean-François Corty est médecin et vice-président de Médecins du monde (MdM). Depuis deux mois, il se démène. On le voit, on l’entend avec des mots d’une colère de moins en moins retenue. Il intervient dans les médias pour évoquer la situation de plus en plus délicate et désormais catastrophique de milliers de personnes dans la guerre autour de Gaza.
Depuis le 7 octobre, les ONG paraissent comme à l’arrêt. Elles peuvent de moins en moins faire ce qu’elles sont censées faire : soigner et prendre en charge les victimes du conflit. On les accuse même de ne pas tenir compte d’autres victimes invisibles, à savoir les centaines d’otages retenus dans des lieux incertains. Jamais leur travail n’a été aussi difficile, et surtout aussi dangereux.
Jean-François Corty témoigne. Il est aussi un membre actif de VIF. En ce début d’année, on a voulu l’entendre, pour tenter de comprendre. Mais qu’y a-t-il à comprendre ?  

À Gaza, les ONG semblent impuissantes.
On essaye. Comme dans tout conflit, nous essayons de répondre aux besoins, à la demande en ayant une approche impartiale, des deux côtés de la ligne de front. Côté Israël, au lendemain du 7 octobre et des atrocités du Hamas qu’il faut condamner sans hésitation, le système de santé a répondu aux besoins, les ONG n’apportent pas de plus-value par rapport à ce qui a été fait, mais restent disponibles à la demande si nécessaire.
Du côté gazaoui, c’est l’inverse qui s’est produit : le système de santé, déjà affaibli, est désormais quasiment à plat, les hôpitaux ne sont plus fonctionnels, à l’exception peut-être de 4 ou 5 qui tournent à 300%. Les centres de santé sont dans un état similaire. Plusieurs dizaines ont été détruits. La plupart du personnel médical a dû fuir, au gré des bombardements et des évacuations de population, comme plus de 85% des civils, c’est pratiquement la totalité de la population qui a dû se déplacer.

Tout est devenu quasiment impossible

Que pouvons-nous faire dans ces conditions ? Comment remplir notre mission dans le champ de la santé ? Tout est devenu quasiment impossible, énormément de soignants ne sont plus en état, la guerre est totale, et c’est aussi une guerre qui atteint le système de santé. Plus d’une centaine de membres de l’ONU ont été tués. Un médecin de MdM a été tué, Médecins sans frontières, -qui a perdu 4 membres-, a fait rentrer une équipe d’expatriés dans le sud, mais ils travaillent dans des conditions extrêmes. Nous, nos équipes locales se battent pour survivre, pour boire, manger, se trouver des abris et dormir. À l’image des Gazaouis.
Au moment de la trêve, nous avons tenté de faire entrer un kit médical permettant de soigner 20 000 personnes pendant trois mois, qui a finalement pu être délivré au Croissant-Rouge local après plusieurs semaines d’incertitude. Pourtant, l’aide est massivement positionnée dans le sud, en Egypte, elle est là mais elle rentre au compte-goutte. Et à ce jour, l’aide ne touche pratiquement pas le nord car les conditions de sécurité pour la distribuer ne sont pas tenables sur l’ensemble du territoire.

C’est une situation inédite ?
Dans cette ampleur, oui, c’est inédit. On sait, et on l’a vu dans les conflits récents, comme à Alep en Syrie, au Yémen, avec des bombardements terribles, mais nous pouvions un peu anticiper, les soignants ont pu partir. Là, tout le monde est resté, enfermé. Nous sommes dans un espace clos.
Ce qui est inédit aussi, c’est la violence de ces bombardements. Jamais autant de bombes dans aussi peu d’endroits, sur un espace aussi contraint, sans issue. Tout le monde est coincé, tout le monde a dû se déplacer, mais pour aller où ? Aucun endroit n’est sûr, et la preuve en est qu’il n’y a jamais eu autant d’aidants morts dans un laps de temps aussi cours dans un conflit actif.

Les ONG sont-elles ciblées ?
Non. Je ne dis que les ONG sont directement ciblées en tant que telles, mais jamais les aidants (Nations unies, ONG, Croissant-Rouge, soignants du système de santé local) n’ont été autant touchés. Comme tout le monde. Comme les journalistes avec près d’une soixantaine de tués, victimes de bombardements aveugles. C’est terrible. Des gens de MdM sont morts chez eux, avec leur famille. Des écoles, gérées par les Nations unies ont été détruites, avec beaucoup de civils tués alors qu’ils pensaient avoir trouvé un asile. Des quartiers entiers ont été rasés. Certains disent qu’en Afghanistan ou au Yémen, des hôpitaux ont été ciblés, et c’est exact mais, je le redis, jamais dans cette proportion.

Vous évoquez aussi une volonté de délégitimer la parole des ONG ?
Dans un confit, la propagande est importante. C’est classique. Là, dans la sphère publique, nous avons été attaqués, y compris par des journalistes de renom en France. Comme si on était une partie du problème. Nous avons été accusés de ne pas être impliqués ni sensibles à la question des otages. Comme si on faisait des distinctions entre bonnes et mauvaises victimes… Le mandat des ONG n’est pas de travailler sur les otages ni sur les prisonniers. Nous n’avons pas la légitimité politique, l’expertise, il y a des structures pour cela, comme le Comité international de la Croix-Rouge, qui sont régies par des conventions internationales pour accomplir cette mission.

La sanctuarisation des lieux de soins a totalement volé en éclats

Cette situation vous parait-elle sans précédent ?
Nous vivons une situation où la question de la sanctuarisation des lieux de soins a, ainsi, totalement volé en éclats. Le droit humanitaire international est atteint, tous ces barrages ont été pulvérisés. On nous dit que ce n‘est pas nouveau, que dans d’autres conflits ces règles internationales n’ont pas été respectées. Certes, mais il s’agit là d’une démocratie dont on attend autre chose. Israël est une démocratie, c’est un pays soutenu par des pays occidentaux qui s’appuient, eux aussi, sur le droit international comme ils l’ont fait pour dénoncer, à juste titre, ce qui repasse en Ukraine. Et là, tout semble disparaître. Comment ne pas être interpellé par ce deux poids, deux mesures ? Et comment faire respecter le droit humanitaire dans les conflits en cours et à venir ? Oui, il est à craindre que cela soit un précédent : le manque de proportionnalité dans la réponse israélienne laisse à penser qu’il n’y a plus de limites.

Qu’allez-vous faire ?
Nous ne sommes plus vraiment opérationnels. Et nous n’avons pas vocation à être des martyrs. À Gaza, si on pouvait évacuer nos équipes, on le ferait. Dans les territoires occupés, on continue à bosser dans des conditions délicates. On continue malgré tout à prépositionner du matériel côté égyptien et en Cisjordanie, à constituer des pools d’équipes de soignants mobilisables rapidement quand la situation baissera en intensité.
Le 22 décembre, le Conseil de sécurité a voté une résolution visant à faire entrer davantage d’aide humanitaire à Gaza mais sur le terrain, cela ne se voit pas concrètement car les bombardements restent intenses. Il faut un cesser le feu pour stopper le massacre. Ce sont plus 10 000 enfants tués, des milliers blessés et orphelins. Plus de 50 000 blessés au total, dont l’état de santé va s’aggraver, des chiffres probablement sous-estimés compte tenu de la nature des armes utilisées et de l’intensité des bombardements.

Il faut un cessez-le-feu pour que s’arrête le carnage

Parallèlement, on attend un positionnement plus clair des États, notamment européens et américain, pour s’alarmer de cette cette situation. Or, on peut noter que, dans les derniers jours de l’année 2023, la rhétorique humanitaire a été réappropriée par les États, dans leur communication et certaines de leurs actions, comme recevoir des blessés sur leur territoire. Je crains que cela ne leur serve de paravent moral, pour ne pas s’engager plus, pour ne pas condamner cette disproportion et se cantonner à estimer que les civils de Gaza peuvent se contenter d’une sollicitude humanitaire. Mais pas de paix et de résolution politique du conflit.