Chroniques de la vie vieille

Écrites sous forme d’histoires courtes, ces chroniques racontent ce que les nonagénaires (ou presque) d’aujourd’hui souhaitent donner à voir et à entendre de ce qui les anime, leurs craintes, leurs joies, leurs attentes, leur vie au quotidien. Des histoires anonymes et méconnaissables, publiées avec l’accord des intéressés pour que, dans le droit fil des objectifs de La maison vieille, ce continent qui reste si mal connu de la (grande) vieillesse le devienne un peu moins.  

97 ans

Francis Carrier

À l’accueil de la résidence, on m’avait demandé de lui monter un bouquet qui venait tout juste d’être livré pour elle. C’était son anniversaire. Si j’avais su, je lui aurais porté un petit quelque chose de gai moi aussi ! Il faisait beau, léger, azuréen et froid, comme il fait lors des premiers jolis jours de printemps. Il était trois heures de l’après-midi. Le bouquet était charmant.

Qu’est-ce que je fais encore là ?

Contrairement à son habitude, elle était dans son lit, à peine habillée, les cheveux désordonnés, le regard hagard, transie et malheureuse. « Je suis si mal, me dit-elle, je n’en peux plus. J’ai si froid, si froid…  à l’intérieur…  je n’arrive pas à me réchauffer, refais-moi ma bouillote, veux-tu ? 97 ans, tu te rends compte, mais c’est trop trop long ! Cela n’a pas de sens ! Qu’est-ce que je fais encore là ? Je n’arrive même plus à attraper les plats qu’ils me déposent dans le passe-plat. Trop lourds ! Alors, je ne mange plus rien. Ou pas grand-chose. Je suis si seule, abandonnée de tous, ils sont affreux ici. » 

Le téléphone sonna. « Décroche, tu veux bien ? » C’était une vieille amie qui appelait pour l’anniversaire. « Mais ils m’embêtent tous, je ne veux pas qu’on me le souhaite !, s’exclama‑t‑elle. Hier, mon petit-fils a appelé, il voulait passer me voir. J’ai refusé. Je ne veux pas me montrer à eux dans cet état. Qu’est-ce qui va se passer si je ne mange pas ? Tu as raison, cela ne pourra pas durer bien longtemps, je vais avoir de plus en plus froid et…  je préfère ne pas penser à la suite. Cela me fait tellement peur ! Tout cela me désespère. Arrêtons d’en parler, cela m’oblige à y penser, je ne veux pas. » Je mis du temps à lui rendre la vie un peu plus gaie, ce jour-là. Malgré les jolies fleurs, la belle lumière, les appels téléphoniques qui se sont succédé, témoignant qu’elle comptait encore pour plus d’un, il fallut s’y reprendre à plusieurs fois et par différents chemins pour obtenir enfin qu’elle s’apaise un peu et sourie… jusqu’à finir par me dire : « Tu vas partir ? Tu me laisses seule toi aussi ? Je crains tant les départs ! » 

Je suis trop vieille

J’ai appelé à nouveau le dimanche suivant, en fin d’après-midi, histoire de venir aux nouvelles. Comment s’était passée la semaine ? Une aide supplémentaire avait dû être mise en place pour deux heures de présence par jour, et le médecin traitant avait annoncé son passage lui aussi, après avoir été abondamment sollicité. À nouveau, la voix de la désespérance. « Les dimanches sont horribles, commença-t-elle. Il n’y a personne de toute la journée, pas une porte ne claque, pas un bruit dans toute la résidence, j’ai l’impression d’être toute seule, qu’ils m’ont abandonnée, qu’ils sont tous partis, ou tous morts ! Le médecin ? Il dit que tout va très bien. Pourtant, je suis si mal. Et je souffre tant. J’ai mal partout, à la tête, à la nuque, j’ai ces crises terribles dans ma jambe, je prends des antidouleurs, mais cela ne fait absolument rien, je ne me supporte plus. »

« Vous lui avez dit que vous ne preniez pas vos antidépresseurs ? » Silence. « La dame qui devait venir ? Tu sais, je crois que je ne veux pas d’une nouvelle dame. Je n’arrive plus à m’adapter à de nouvelles personnes. Je suis trop vieille, c’est comme cela, je ne peux plus changer mes habitudes. Tant pis ! Je suis anéantie. Je ne sais plus quoi décider. Partir ? Aller en Ehpad ? L’idée d’un départ me terrifie. Tu te rends compte ? Tout déménager ? C’est chez moi ici. Mais l’idée de rester là me terrifie aussi. S’il te plaît, arrêtons de parler de tout cela, je suis tellement mal. Pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? Je n’ai fait de mal à personne pourtant ! C’est trop trop long ! Qu’est-ce qui va se passer, qu’est-ce qui va m’arriver ? J’ai tellement peur. »

Véronique Fournier