Chronique de l’amour passé (4)

Cendrillon, saluant sa belle mère (1919 Arthur Rackman)

Entre 2013 et 2020, Émilie Leconte, artiste, comédienne, femme de théatre, a monté un projet avec différents établissements accueillant des personnes de plus de 65 ans (résidences, Ehpad, hôpitaux, foyer logements…). Elle a multiplié les entretiens individuels et rencontré de nombreuses personnes, principalement des femmes issues de milieux modestes. Leurs discussions ont porté sur la place de l’amour dans leur vie.
Au moment des entretiens, ces femmes et ces hommes, nés entre 1920 et 1955, étaient âgés de 65 à 97 ans. Par la suite, Émilie Leconte a écrit et cherché à unir ces différents parcours de vie, tout en préservant au maximum la parole d’origine. Une lecture de ces monologues était ensuite proposée dans chaque établissement d’accueil. Toutes les personnes rencontrées ont eu l’occasion d’entendre leur histoire réécrite, et lue par des comédien.nes professionnel.les.

Jean-François Laé

Gabrielle : « À son décès, je vous avoue franchement que j’ai respiré. »

« Quand j’ai rencontré mon mari, il était mécanicien dans le bois, et tous les midis, il venait au café en bas de chez moi, faire chauffer son déjeuner. Sa maman lui préparait sa gamelle tous les jours.
Et parfois, avec mère, on descendait prendre le café. On s’est donc rencontrés comme ça, au café en bas de chez moi. J’avais 20 ans et lui 25. On s’est rencontrés, on a sympathisé et puis voilà…

On a décidé de se marier, ce qui n’était pas au gré de sa mère. Elle l’avait élevé toute seule, et elle aurait bien voulu le garder pour elle. Je sentais bien qu’elle ne m’acceptait pas, elle considérait que je lui prenais son fils, en fait. Elle avait perdu son mari quelques mois après sa naissance, et elle avait tout reporté sur cet enfant.
Mais ça pouvait se comprendre dans un sens, que voulez-vous. Quand on vit uniquement pour quelqu’un pendant trente ans et puis qu’un jour on le voit partir, c’est pas tellement évident, faut reconnaître.
Mais lui ne pensait qu’à une chose, c’était à se libérer de cette emprise qui l’étouffait. Il voulait une vie de famille, mais elle ne voyait pas ça comme ça.

Elle était un peu trop présente, disons. On l’avait tous les dimanches, fallait l’emmener partout, fallait qu’on l’emmène en vacances… Quand on avait du monde, il fallait aussi qu’elle soit là, fallait qu’on la traîne partout, c’était non-stop, comme on dit.
Et moi j’ai accepté, pour mon mari, j’ai fait beaucoup de concessions. Mais parfois, c’était pas tellement drôle, c’est sûr. C’est pas facile à vivre.
Il fallait aussi accepter les reproches, les mots qui sont pas toujours très agréables à entendre, les petites piques…

Après notre mariage, elle a très vite déménagé pour s’installer dans notre immeuble.
Elle descendait chez nous tous les jours de 4 heures de l’après-midi jusqu’à 8 heures le soir. Elle restait avec ma fille et moi, elle prenait sa soupe, et elle remontait chez elle, tous les jours.
Mon mari, lui, rentrait tard, bien sûr. Il la voyait le dimanche, à la rigueur. Il était beaucoup moins présent que moi. Et pour elle, tout ça était normal.
Faut vraiment qu’un couple soit solide pour tenir le coup parce que… c’est pesant vous savez, c’est pesant. C’est pour ça que, moi, je ne reproduirai jamais, jamais ce genre d’histoire avec ma fille. On se voit régulièrement, mais je ne l’ai jamais scotchée comme ça, parce que j’en connais le prix, je sais ce que c’est.

Quand un couple s’aime bien et qu’il a fondé des choses ensemble, je pense qu’il arrive à faire des concessions quand même, mais ça coûte, ça coûte, faut pas croire.
Surtout quand on tombe sur quelqu’un d’aussi exclusif.
On partait pas en vacances sans l’emmener grand dieu, ouh lala, ça aurait fait un vrai scandale. On n’avait vraiment pas une minute tranquille. Les fêtes c’était pareil, tous les dimanches, c’était pareil. C’était comme ça à l’époque.

Mais mon mari lui avait pris le parti… de s’évader. Oui, il s’évadait. Il sortait quand il avait envie de sortir, voilà, il ne se posait pas de contraintes. Le week-end, s’il avait envie de prendre une demi-journée, eh bien il prenait une demi-journée, il allait s’aérer, voilà.
Et moi, bien sûr, je restais avec sa mère, sinon elle nous faisait des scènes à n’en plus finir. Elle en aurait fait toute une maladie sinon. Elle tenait à ce que je sois là, et puis comme ça au moins, j’étais pas avec son fils.
Mais du coup, on n’avait pas tellement d’amis parce que vous pouvez pas leur imposer votre belle-mère en permanence. Ça casse beaucoup de choses. Ça isole, vous savez.

C’est difficile de couper les liens. C’est difficile. Jusqu’à la fin, ça a été difficile avec elle.
À son décès, je vous avoue franchement que j’ai respiré, c’est triste à dire mais j’ai respiré. De notre mariage à son décès, il s’est passé vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans, ça a duré. C’est pas rien ! J’ai pris une sacré bouffée d’oxygène.
Mais vous savez, autrefois, on laissait pas les parents. C’était pas toujours bien vu de les mettre en maison de retraite, c’était considéré comme un abandon… Heureusement que ça a évolué. Parce que vivre avec ses parents… c’est pas drôle finalement. On ne vit pas de la même façon, que voulez-vous, faut reconnaître. On n’a pas les mêmes besoins, ni  les mêmes envies, tout est différent.

Je me suis mariée à 23 ans, un âge où on a envie de vivre, et pas de se traîner tout le temps quelqu’un derrière soi…
Une partie de ma vie a été un peu gâchée si on peut dire… elle a été amputée de quelque chose… Mais dans le mariage, il faut prendre le bon et le mauvais, comme on dit.
Mon mari est mort il y a une vingtaine d’années. Continuer sa vie toute seule c’est pas toujours drôle mais qu’est-ce que vous voulez, les enfants, les petits-enfants, ils ont leur vie… Et je ne vais pas non plus commencer à les cramponner. Ah non, ça, c’est hors de question. »

Gabrielle (extrait sonore)

Chronique de l’amour passé (1) – « Je l’ai attendu… »

Chronique de l’amour passé (2) – « J’ai été un enfant non désiré et je l’ai payé toute ma vie. »

Chronique de l’amour passé (3) – « On a peut-être même un peu trop vécu l’un pour l’autre. »