Chronique de l’amour passé (3)

Entre 2013 et 2020, Émilie Leconte, artiste, comédienne, femme de théatre, a monté un projet avec différents établissements accueillant des personnes de plus de 65 ans (résidences, Ehpad, hôpitaux, foyer logements…). Elle a multiplié les entretiens individuels et rencontré de nombreuses personnes, principalement des femmes issues de milieux modestes. Leurs discussions ont porté sur la place de l’amour dans leur vie.

Au moment des entretiens, ces femmes et ces hommes, nés entre 1920 et 1955, étaient âgés de 65 à 97 ans. Par la suite, Émilie Leconte a écrit et cherché à unir ces différents parcours de vie, tout en préservant au maximum la parole d’origine. Une lecture de ces monologues était ensuite proposée dans chaque établissement d’accueil. Toutes les personnes rencontrées ont eu l’occasion d’entendre leur histoire réécrite, et lue par des comédien.nes professionnel.les.

Jean-François Laé

« On a peut-être même un peu trop vécu l’un pour l’autre. »

Bref et modeste, le récit d’Henri traverse un siècle sur la pointe des pieds. De la ferme et des chevaux, de l’enfant de chœur à l’enfant de guerre, du chat et des genoux de la bienaimée, des terribles accidents aux visites à l’hôpital, en quelques virages, c’est dit. Jusqu’à ses trois visites par jour du moment. Henri est né en 1921.

« Normalement, j’aurais dû naître dans le Lot chez mes grands-parents, mais c’était le mois d’août, ma mère était à Paris, il faisait très chaud, elle a pris un bain de pieds, et couac, je suis arrivé !
De 5 à 12 ans, j’ai vécu chez ma grand-mère dans une ferme de 56 hectares. Il y avait des chevaux, des brebis, des chèvres, tout ça… C’était incroyable. Y avait pas de radio, pas de journaux… On n’était pas agressés. Tout était merveilleux, vous voyez. Quand c’était la moisson, c’était une fête. Les vendanges, c’était une fête. Fallait travailler très dur, mais y avait quand même toujours une fête.
À 12 ans, mes parents m’ont repris, et hop, je me retrouve à Paris dans un appartement. Mon père était porteur à la gare d’Orsay et ma mère était femme de ménage. J’ai été chez les jésuites. J’ai été louveteau, scout et enfant de chœur, puis je suis parti à la guerre.
Quand vous avez vécu sur un nuage et qu’un jour vous vous retrouvez avec un revolver dans la main… je me suis bien demandé ce que j’allais faire de ça. On m’a dit : « Tu verras bien, on t’expliquera ».

Je n’ai pas été élevé dans la haine. J’ai été élevé dans la joie et dans le bonheur. Et paf, cette guerre qui arrive… Ça a été incroyable, ce changement. De passer de louveteau et d’enfant de chœur au maquis, vous imaginez… Mais malgré tout, je ne suis jamais devenu méchant.
J’ai 93 ans et pendant plus de quarante ans, j’ai travaillé dans la presse, je m’occupais des machines à imprimer. J’ai commencé comme apprenti et j’ai fini cadre technique. Je me suis également marié et j’ai eu deux enfants.
Mon fils fréquentait une école d’ingénieurs et ma fille était à l’École du Louvre. Ils fréquentaient donc des étudiants et, parmi eux, il y avait un jeune dont ma femme est tombée amoureuse. Elle voulait s’installer avec lui, et moi, me foutre dehors. Mais finalement, j’ai gardé l’appartement et c’est elle qui est partie.
Mais ça n’a pas marché très longtemps avec son étudiant, alors elle m’a écrit une longue lettre, une lettre de pardon dans laquelle elle me suppliait de la laisser revenir. Mais c’était trop tard, j’avais rencontré quelqu’un…

On travaillait dans la même entreprise, pour un journal, et pendant seize ans on s’est croisés à l’occasion des besoins du travail ou comme ça, accidentellement. On se trouvait très sympathiques, mais sans aucune arrière-pensée…
La première fois qu’elle est montée dans ma voiture, la chienne, dont la place est à côté du conducteur, est passée sur le siège arrière dès qu’elle l’a vue, et sans qu’on lui dise quoi que soit. Je me suis dit : « C’est bon signe. » Pareil pour le chat, lui qui en général se planquait sous un meuble, avec elle, dès la première fois, il est quasiment monté sur ses genoux. Je me suis dit : « Alors là, ça doit être celle qu’il me faut. »
Et puis ma foi, ensuite ça s’est fait tout simplement… Et très rapidement, je lui ai dit : « Et si on se mariait ? » Quatre mois plus tard, on était mariés. On était à un âge où les décisions se prennent vite, elle avait 38 ans et moi 49.
Mais les premières années ont été difficiles parce que semées d’événements très perturbants.
Un an après notre mariage, ma femme a perdu sa mère et sa sœur dans un accident de voiture. Et l’accident qui a eu lieu le jour du mariage de mon fils.
Trois mois plus tard, c’est son père qui décédait. Ensuite, mon opération, et l’année suivante la sienne ; on se disait qu’on n’allait pas s’en sortir. Mais heureusement, on était très soudés.
L’accident de voiture, ça a été tellement dur pour elle, on ne peut pas s’imaginer. Cette brutalité, ça nous a beaucoup marqué, tous les deux. Ça fait plus de quarante ans, mais quand même, elle y pense encore, pas tous les jours, mais au moins plusieurs fois par semaine. Et peut-être même plus en vieillissant. C’est curieux…

On a toujours été très unis. On a peut-être même un peu trop vécu l’un pour l’autre. On est assez réservés. On a des amis, mais on aime bien se retrouver tous les deux. On a les mêmes goûts. On est un couple bien à l’unisson… Je ne vous dis pas qu’il n’y a jamais eu de brouille en quarante-trois ans, mais ça n’a jamais été très important au point de vue mésentente, non.
On a fait beaucoup de belles choses ensemble. On a acheté un camping-car d’occasion et à l’époque, ça ne courait pas les rues. Faut dire aussi qu’on avait un chat et un chien et qu’on avait toujours des problèmes pour les faire garder, alors comme ça on embarquait tout le monde ! On a même loué une péniche et on a fait le canal du Midi. On a été aussi au Mont Saint-Michel, ou bien à la pointe du Raz…
On ne s’est jamais quittés. Il n’y a que l’hôpital qui a pu nous séparer – j’ai été opéré cinq fois de la prostate – mais sinon, on a toujours été ensemble. Toujours. S’il m’est arrivé une ou deux fois de faire les courses sans elle, les gens me demandaient : « Vous êtes tout seul ? Votre femme est malade ? »
On n’a jamais envisagé de faire quelque chose l’un sans l’autre. Le golf, par exemple, le jour où elle a décidé de ne plus en faire, j’ai arrêté. On connaît des couples où l’un des deux va partir en voyage sans l’autre, nous on conçoit pas ça comme ça. On l’aurait jamais fait.
C’est comme certains qui ne conçoivent pas de retourner dans les mêmes endroits. Nous, nous retournons souvent dans les mêmes endroits. Si on s’y plaît, pourquoi s’en priver ? On voit peut-être les mêmes choses, mais à chaque fois différemment. Je trouve qu’on observe plus, qu’on est à l’affût de petites choses qui ont échappé. On se dit : tiens ça, je l’avais pas vu la dernière fois…

Depuis un an et demi, ma femme vient ici à l’hôpital, tous les jours, tous les après-midi. Après le dîner, elle s’en va, et ça, pour moi c’est le cauchemar… Heureusement qu’elle me téléphone. Elle m’appelle trois fois avant d’arriver à la maison, quand c’est pas quatre. Et tous les matins, elle m’appelle à 9h pile, sinon, à 9h02, c’est moi qui l’appelle ! Le téléphone, c’est très important, c’est le cordon qui nous unit.
Tous les jours, depuis un an et demi, elle est près de moi, c’est un sacré cadeau ! Ce à quoi elle me répond : Mais Monsieur le maire l’a bien dit, c’est pour le meilleur et pour le pire ! »

Chronique de l’amour passé (1) – « Je l’ai attendu… »

Chronique de l’amour passé (2) – « J’ai été un enfant non désiré et je l’ai payé toute ma vie. »