
Entre 2013 et 2020, Émilie Leconte, artiste, comédienne, femme de théatre, a monté un projet avec différents établissements accueillant des personnes de plus de 65 ans (résidences, Ehpad, hôpitaux, foyer logements…). Elle a multiplié les entretiens individuels et rencontré de nombreuses personnes, principalement des femmes issues de milieux modestes. Leurs discussions ont porté sur la place de l’amour dans leur vie.
Au moment des entretiens, ces femmes et ces hommes, nés entre 1920 et 1955, étaient âgés de 65 à 97 ans. Par la suite, Émilie Leconte a écrit et cherché à unir ces différents parcours de vie, tout en préservant au maximum la parole d’origine. Une lecture de ces monologues était ensuite proposée dans chaque établissement d’accueil. Toutes les personnes rencontrées ont eu l’occasion d’entendre leur histoire réécrite, et lue par des comédien.nes professionnel.les.
Jean-François Laé

« J’ai été un enfant non désiré et je l’ai payé toute ma vie. »
Rituel des années 1960, le bal de la Sainte-Catherine marque le passage à l’âge adulte, soit la possibilité de quitter sa famille grâce au mariage. C’est ce qui se passera pour Robert. Mais quitter sa famille lorsqu’on n’en a pas, ça fait quoi ?
Dans le récit de cet amour marital, soudain surgit l’absence de bras affectueux de l’enfance, l’abandon, la nourrice, les chevaux de la ferme, les rendez-vous ratés, attendre dans la rue. Ça pèse, ça pèse… Jusqu’à la photographie déchirée.
« Nous avons été mariés quarante-trois ans. Et sans proposition de divorce, bien au contraire. Une belle histoire d’amour.
Ma femme travaillait dans la banque, et moi dans la menuiserie. On vivait à Rueil et on a eu un fils. J’ai perdu ma femme il y a quatre ans.
On peut dire d’une certaine façon que je l’ai rencontrée dans la rue. J’étais avec un ami puis on causait, on causait de filles naturellement, et ma femme, enfin ma future femme, est passée, et j’ai dit « tiens, elle, j’aurais bien aimé la connaître, mais je ne sais même pas où elle habite ». Il m’a dit « ben c’est pas difficile, elle travaille avec moi, à la banque ».
Le soir même, il y avait un bal de la Sainte-Catherine, un bal de la municipalité. Et c’est là qu’on a fait connaissance.
Disons que, dans le temps, avec les jeunes filles, on ne se causait pas comme ça. Heureusement qu’on avait le bal. On dansait, on discutait, on se revoyait.
Avant de se marier, avec les copains, on parlait beaucoup de filles, bien sûr.
J’ai eu beaucoup de petites amies. Mais il n’était pas question de les épouser. C’était des petites copines, c’est tout.
Quand j’ai croisé ma femme, je me suis dit : là, c’est autre chose. Oui, elle se détachait des autres. Ma femme était blonde, elle a toujours été blonde, jamais de teinture.
Si on s’est disputés, c’était à propos du fils. Quand il était jeune, il a eu une mauvaise période, il fallait mettre un peu le holà. Mais finalement, aujourd’hui tout va bien.
Quand j’ai connu les parents de ma femme, qui eux avaient deux filles, c’était vraiment le foyer, le clan, vous voyez. Et là, j’ai connu la famille, ce que c’était qu’une famille.
Parce qu’avec ma mère, c’était autre chose. Avec ma mère, on s’est jamais aimés.
J’ai été un enfant non désiré et je l’ai payé toute ma vie. Ma mère aurait préféré avoir une fille. Non seulement elle a eu un enfant non désiré, et en plus, un garçon.
À la naissance, j’ai été placé en nourrice par l’Assistance publique. Ma mère ne voulait pas m’élever mais elle m’a récupéré quatre ans plus tard. Mais c’est surtout sa mère qui lui avait dit « n’oublie pas que tu as un enfant ».
Les quatre premières années, j’ai été élevé par une nourrice. Je me souviens d’un hangar avec des chevaux, des percherons, oui je les revois encore. Je passais entre les pattes des chevaux, et la nourrice me cavalait après.
Mon père venait me voir de temps en temps, lorsqu’il venait payer la nourrice.
Puis on m’a ramené au foyer quand j’ai eu 4 ans, mais même après, j’ai pas eu l’amour d’une mère. Elle était très dure. Aucune affection.
Quand j’étais enfant et que ma mère allait voir ma grand-mère, Porte Maillot, je ne montais pas dans l’appartement. Elle me laissait attendre sur le trottoir, tout seul… J’étais complètement écarté, de tout.
Et puis elle aimait bien foutre la mouscaille partout où elle passait… Elle se fâchait avec tout le monde : le père de ma femme, la sœur de mon père…
Elle foutait la mouscaille partout où elle passait. Mon père, lui, c’était un faible, je trouve qu’il aurait dû taper un peu sur la table. À sa place, moi, j’aurais pas admis ça.
Je n’ai jamais reçu un baiser de ma grand-mère, ni de ma mère. Jamais. Aucune affection. C’était des femmes très hautaines.
Le père de ma mère était patron du journal L’Autorité, on voit tout de suite la tendance. Ma mère était sa secrétaire. Elle y avait connu un jeune homme dont elle était tombée amoureuse, et qu’elle voulait épouser, mais qui est mort à la guerre. Du coup, elle a épousé mon père et elle m’a donné le prénom de cet homme qu’elle avait aimé.
Mes parents, ce n’était pas un mariage d’amour.
Non seulement elle n’avait pas voulu de garçon, mais en plus, elle a eu un petit-fils…
Un jour, ma mère a gardé mon fils, et le soir, il est rentré en me disant qu’il ne voulait plus aller chez elle parce qu’elle ne disait que du mal de moi.
Elle lui montait la tête : ton père par-ci, ton père par-là… Et lui était jeune à ce moment-là.
Un autre jour, elle lui a donné de l’argent, et il est revenu en me disant « c’est pas pour moi, c’est à toi que ça revient ».
Mais son petit-fils non plus, il ne l’intéressait pas dans le fond.
Un seul bon souvenir avec ma mère ? Non, aucun. Vraiment aucun.
Ce qui est net et précis, c’est que je n’étais pas désiré. Elle ne m’a jamais accepté.
L’amour maternel, ça m’aura manqué. Mais je n’ai jamais parlé de ça avec elle.
Chez moi, vous ne trouverez pas une seule photo de ma mère. Elles ont toutes été déchirées. Mais ça ne m’empêche pas de toujours y penser. Ça, j’y pense. Ce manque d’amour, ça m’aura marqué. C’est une histoire qui vous suit toute une vie. Mais bon, je m’en suis plutôt bien sorti.
À mon fils, j’ai réussi à transmettre de l’affection. On était très soudés tous les trois, avec sa mère. Y avait de l’amour, oui, beaucoup d’amour. »
(Compagnie Atelier Marcadet ; leconteemilie@gmail.com)