Depuis des années, on parle de déserts médicaux. Mais qu’en est-il des déserts médico-sociaux ? Telle était l’intention de cette rencontre avec Marcel Jaeger, professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), membre du Haut Conseil du travail social et ancien titulaire de la chaire de Travail social et d’intervention sociale, ayant dirigé différentes institutions médicosociales.
On parle de médecins qui manquent, des difficultés qui s’aggravent en termes d’accès aux soins, mais qu’en est-il des déserts médico-sociaux ? Y en a-t-il ?
Marcel Jaeger : Il y en a évidemment. Une enquête de l’Irdes (Institut de recherche et de documentation en économie de santé) , récemment, pointait qu’en France, une personne âgée de 75 ans et plus sur quatre vit dans une zone faiblement dotée en termes d’offre médicosociale, que ce soit à domicile et en établissement. Toutes choses égales par ailleurs, les dépenses d’hospitalisation des patients atteints de troubles cognitifs sont plus élevées et les dépenses ambulatoires plus faibles dans les territoires moins dotés en offre médicosociale et dans les départements dont les financements de l’Allocation personnalisée d’autonomie (Apa) sont les plus limités.
Pour autant, le mot désert me paraît impropre ; on peut plutôt parler d’une répartition inégalitaire sur le territoire, et de ce fait d’un décalage souvent important entre les attentes des personnes et les offres de service. Il est patent qu’il y a moins de services sociaux aujourd’hui, en proportion des besoins et des attentes, et cette crise est due à la baisse d’attractivité des métiers du lien social. Elle pose la question de leur sens, tant chez les professionnels qu’au sein du public qui bénéficie de leur service. Il y a un problème général de repères.
En même temps, ce secteur n’a jamais autant embauché ?
M. J. : Oui. Et parler de déserts médico-sociaux est paradoxal, car ce secteur connaît et a connu une expansion permanente. En 1975, il y avait 12 500 établissements et services, et aujourd’hui on en compte entre 38 000 et 40 000. Il y a une énorme inflation du secteur, et cela se traduit par une augmentation considérable du nombre de professionnels, mais cette augmentation entraîne et s’accompagne d’emplois avec des qualifications à un niveau moindre, voire limité.
Est-ce que certaines professions sont plus touchées que d’autres ?
M. J. : Clairement, ce sont les professions historiques, en particulier les assistantes sociales (AS), et dans une moindre mesure les éducateurs spécialisés. Mais il faut avoir en tête un ordre de grandeur. Les AS sont autour de 35 à 40 000. Or en tout, le secteur social et médicosocial représente 1,5 million de personnes. Les professions historiques, travailleurs avec des diplômes d’État, sont de moins en moins représentés (selon la Drees, après une hausse exceptionnelle en 2020, le nombre de diplômés est à nouveau en baisse en 2021. Le nombre de diplômés s’élève à 20 300 en 2021, il est en diminution de 18% par rapport à 2020).
En même temps, tout devient flou, on ne parle plus de travail social, mais d’intervention sociale. Et l’on a vu se développer des emplois avec des qualifications de niveau moindre ou moins adaptées aux emplois réels.
Un basculement du sanitaire vers le médicosocial
Comment expliquer cette croissance ?
M. J. : Il y a eu un basculement du sanitaire vers le médicosocial, on l’a vu tout particulièrement dans la santé mentale, avec une chute d’infirmiers psy, et donc un transfert de population à prendre en charge. Tout cela, d’ailleurs, a été accéléré avec la notion de handicap psychique qui modifiait les frontières. Et donc plus de demandes. Aujourd’hui, on peut parler de pénurie de personnels médicosociaux en santé mentale.
Mais comment se repérer ?
M. J. : De fait, c’est tout qui a changé. Il y a eu un changement complet avec la confrontation à de nouveaux publics qui n’étaient pas les publics traditionnels qu’accompagnaient les travailleurs sociaux. Avant, on s’occupait de la petite enfance, des personnes en situation de handicap. C’était balisé. Là, on voit arriver une population hybride, pour laquelle nous n’étions pas préparés. Et il faut faire face. Dans les années 2000, avec le RMI puis le RSA, la politique de la ville, la demande sociale a grossi, provoquant d’ailleurs des tensions. En 2005, il y a eu un rapport important sur la souffrance psychique du travailleur social. On évoquait le déficit de reconnaissance, la perte de sens, bref la souffrance au travail, c’est tout cela qui ressort.
Vous parlez de populations hybrides ?
M. J. : C’est lié au fait qu’auparavant, nous faisions le pari qu’il existait des catégories de populations clairement délimitées, dont le secteur médicosocial avait la charge ; il y avait une correspondance entre des réponses institutionnelles et des publics bien définis.
Après, sur la fin des années 2000, l’attention est portée sur les personnes qui sont à la frontière de différentes catégories. Cette nouvelle approche est très présente dans la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. La notion de santé mentale est devenue centrale ; elle touche un peu à tout, et cela rend donc les réponses politiques et institutionnelles plus compliquées, en tout cas moins claires.
Un effet ciseau entre l’évolution des problématiques sociales et le fonctionnement des institutions
Est-ce pour cela que ce secteur a du mal à recruter ?
M. J. : Le recrutement repose souvent sur des malentendus. Souvent, parmi les personnes qui voudraient y travailler, il existe un engagement fort pour l’humanitaire, mais on va leur proposer des systèmes en tuyaux, avec un cadre très institutionnalisé, ennuyeux en somme. Elles se sentent enfermées dans des cases. Il y a un effet ciseau entre l’évolution des problématiques sociales et le fonctionnement des institutions.
De fait, on paye le prix de la professionnalisation. Tout au long du siècle, depuis 1928 où apparaît la notion de travail social, on assiste à une formalisation croissante des statuts professionnels, avec un allongement du temps de formation et une technicité mise en avant. Et cette formalisation aura pour conséquence d’accentuer des logiques corporatistes. Le monde médicosocial s’est aussi beaucoup rigidifié.
Une autre rupture n’est-elle pas l’émergence de l’usager comme acteur social ?
M. J. : Oui, c’est un bouleversement énorme, comme on le voit avec les pairs aidants. Cela percute les pratiques professionnelles et cela reste pour certains insupportables, comme on l’a vu dans certaines réactions de la CGT ou de la CFDT, qui évoquent un risque de disqualification de la formation.
Ce phénomène des usagers va-t-il se poursuivre ?
M. J. : Oui, et il est paradoxal. Car il a deux visages. Le visage de la dérégulation libérale, et un autre visage positif celui-là, avec la montée de la démocratie, de l’autonomie, de reconnaissance pour les acteurs.
Vous évoquiez tout à l’heure les inégalités territoriales. Existe-t-il, comme pour les déserts médicaux, un gradient Nord et Sud ?
M. J. : C’est différent. Dans le monde médicosocial existe une pluralité de centres de décisions, entre les Agences régionales de santé, l’État et les conseils départementaux. On a un système différent du système de santé aussi avec une part considérable des structures associatives, avec, bien souvent, une créativité débordante, et ce secteur a échappé à toute velléité de planification. C’était parfois le règne de chacun fait ce qu’il veut.
Au niveau hexagonal, cela se traduit par le fait qu’il est très difficile de rendre compte d’un paysage très émietté, qui est source d’inégalités. Il peut y avoir également des différences considérables selon les secteurs, entre le monde de l’enfance, ou celui du handicap, selon les régions, selon l’histoire.
En tout cas, nous manquons de données nationales précises. Nous avons en termes de connaissance un vrai déficit d’analyse, avec des logiques territoriales qui tiennent à l’histoire, ou à des caractéristiques sociodémographiques.
Y a-t-il un problème de revenu dans ces professions ?
M. J. : Oui, c’est un critère de baisse d’attractivité, mais ce n’est pas le seul. Je reste frappé par le fait que l’adhésion à un projet, pour les travailleurs sociaux, reste un élément fort, mais qui se heurte au poids de la bureaucratie, au poids des normes.
Et puis est apparue la question du rapport au public. Hier apaisé, aujourd’hui ce sont des tensions qui peuvent dominer, avec des phénomènes de peur, de dégoût, une méfiance qui s’installe. Il y a aussi des questions de générations qui s’entrechoquent. Cette question est très importante chez les jeunes, d’autant qu’ils ne sont pas préparés à affronter cela. Et au final, cela renvoie à la finalité de leur travail. Quelle est-elle ? Elle est floue, et ils n’ont pas la boîte à outils pour savoir très précisément ce qu’ils doivent faire. Protection de la personne ? Favoriser son autonomie ? C’est un secteur qui n’est pas régulé par une finalité claire.
Recueilli par Éric Favereau