
L’été, on lit la presse locale ; on aime à savoir que Madame et Monsieur Laurent ont fêté leurs noces d’or, que le feu d’artifice du 14 juillet a été l’œuvre du chef pompier qui partira à la retraite en octobre ou que Mme Marie-Josette Ducoin a été célébrée par ses quarante descendants à l’occasion de son centenaire.
Dans La Presse de la Manche, La Montagne, Le Dauphiné libéré ou L’Est républicain, il y en a eu des centenaires cet été, et on dit qu’il faudra même en 2030 ouvrir une chronique particulière, car ils seront plus 40 000 en France.
Alors comme le passé est toujours bon conseiller, à VIF nous avons fouillé dans la presse locale du XIXe siècle. Des vraies mines d’or, ces journaux ! Et dans L’Union républicaine, le journal de la démocratie radicale de Saône-et-Loire, le 11 avril 1889, on a eu la confirmation que ce n’était pas une nouveauté, l’éloge des centenaires (on a même trouvé des cartes postales à la brocante). Mais surtout, on a appris à l’occasion de la mort d’un illustre oublié, M. Chevreul, qu’il faut non pas se méfier des centenaires, mais des statistiques et de leurs lectures. En 1889 comme aujourd’hui, plus on est pauvre moins on a de chances d’être centenaire, quoi qu’on en dise.
Philippe Artières
CAUSERIE SUR LES CENTENAIRES
« La mort du vénéré M. Chevreul ramène l’attention sur les centenaires.
La première chose à noter, c’est l’exagération constante du nombre des centenaires, exagération qui s’explique aisément par le manque de contrôle. Lorsqu’un centenaire est signalé quelque part, on le tient pour tel sans preuve autre que la rumeur publique ; les journaux ne manquent pas de renchérir sur l’âge du prétendu centenaire et bientôt ce n’est plus 100 ans, mais 110, puis 120 que l’on donne à cet individu. C’est ainsi que, s’il fallait s’en rapporter à d’anciennes feuilles et aux chroniques du siècle dernier, on aurait vu des centenaires de 125, de 130 et même de 153 ans.
Il faut beaucoup rabattre de ces exagérations. Le nombre des véritables centenaires est infiniment moindre qu’on ne serait porté à le croire d’après des assertions non scrupuleusement contrôlées. Ainsi, en Bavière, le recensement de 1871 accusait 37 centenaires : vérification faite, il ne s’est trouvé qu’une personne ayant sûrement dépassé les 100 ans. Au Canada, pays renommé pour le nombre de ses centenaires, sur 421 individus signalés par le recensement comme ayant atteint ou dépassé la centaine, neuf seulement purent justifier d’une façon certaine leur qualité de centenaires.
En France, le recensement de 1886 a accusé 184 centenaires. L’administration a fait procéder à une enquête sommaire à ce sujet et il est résulté de cette enquête qu’on ne pouvait pas évaluer au-dessus de 83 le nombre réel des centenaires. On a trouvé parmi les personnes figurant au recensement comme centenaires des individus âgés de 25, 30 et 31 ans et un autre… âgé de 6 ans. Pour ce dernier cas il y avait eu une erreur curieuse ; le bulletin portait : né en 1780, au lieu de 1880. Fiez-vous donc aux statistiques ! Les fausses déclarations, quant à l’âge, sont très nombreuses dans les recensements : d’abord, quelques personnes se livrent, dans leurs déclarations, à de sottes plaisanteries ; ensuite, nombre de vieillards mettent une sorte de coquetterie à exagérer leur âge et à se donner pour centenaires quand ils n’ont, en réalité, que de 90 à 100 ans. La vérité est que le nombre des centenaires, en France, est de 70 environ en moyenne. Le doyen actuel de ces centenaires serait un nommé Rives, habitant à Tarbes, porté par son acte de baptême comme né le 21 août 1770 en Espagne ; il aurait donc actuellement 118 ans et il jouirait d’une parfaite santé. Après lui viendrait une femme de 114 ans, née en 1774 et qui habite le département de l’Ardèche. En dehors de ces deux cas de longévité exceptionnelle, l’âge de 105 ans paraît être la limite extrême de la vie en France. Les femmes figurent en majorité dans la liste des centenaires : sur 83 centenaires, il y a 52 femmes et 31 hommes. Quant à la répartition des centenaires entre les diverses professions, viennent en première ligne les cultivateurs, puis les ouvriers et journaliers, ensuite les rentiers et les cuisinières et domestiques. Pas un seul journaliste ni homme de lettres parmi les centenaires, ce dont il n’y a pas lieu de s’étonner. Autre indication à noter : ce sont les mendiants qui fournissent le plus grand nombre de centenaires – 22 sur 83. On ne signale qu’un seul centenaire parmi les personnes ayant une situation de fortune très aisée.
Les départements les plus favorisés au point de vue de la longévité sont : l’Ariège, les Hautes et les Basses-Pyrénées, l’Ardèche, l’Aveyron, le Lot, le Lot-et-Garonne, la Dordogne, c’est-à-dire dans les départements de la région pyrénéenne et de la Gascogne. Un Corse, nommé Second, de Sartène, né en 1783, est à la tête de 5 générations et a autour de lui 95 enfants ou petits-enfants. Une des plus intéressantes centenaires est bien celle qu’on se montre dans la ville d’Aniche (Nord). Née le 14 mars 1784 à Varsovie, Mme Mazurkiewicz Joséphine, veuve Rostkowski, descend d’une famille dont les membres ont occupé de hautes situations en Pologne. Son père était chambellan à la Cour du roi Stanislas II. Son frère, général de génie polonais, appartint à l’état-major de Napoléon Ier dans toutes ses campagnes. La veuve Rostkowski a fait toutes les campagnes de la Pologne, comme « aide-chirurgien de 1ère classe », avec son mari, qui était capitaine adjudant-major. Elle compte douze campagnes et a été blessée deux fois sur le champ de bataille. Actuellement, elle est encore robuste, malgré ses 104 ans, et jouit de toutes ses facultés intellectuelles. Elle n’a d’autre ressources que le secours de 60 francs par mois qui lui est accordé par le gouvernement français, à titre de réfugiée. Disons à ce propos que, à la suite de l’enquête sur les centenaires, la modeste pension de Mme Rostkowski a été doublée. Souhaitons qu’elle en profite longtemps encore ! »