Ce matin, je vais chez Gilberte

Une photo et deux regards. Que voit-on lorsque l’on entre dans l’intimité d’une vieille personne ? La photographe hésite, le sociologue s’interroge. Voilà Gilberte qui lit. Voilà une photographe qui se demande comment disparaître. Voilà un sociologue qui tente de décrire.

Gilberte

Mercredi 29 juin

Ce matin, je vais chez Gilberte pour la première fois. Je l’appelle pour convenir d’un rendez-vous, j’entends une femme au caractère bien trempé ! Gilberte me donne des indications quelque peu lacunaires pour le trajet : « prendre la direction de Molières, puis au bout de quelques kilomètres, tourner à droite avant les poubelles et vous trouverez ma maison sur la gauche, c’est celle avec la boîte aux lettres en forme de maison ! » Heureusement que j’ai pu compter sur les personnes de l’association Lot Aide à domicile pour obtenir son adresse que j’ai tout simplement entrée dans le GPS.

Arrivé chez Gilberte, je trouve la porte grande ouverte. Elle m’avait prévenu qu’elle ne pouvait plus trop se déplacer et qu’elle n’avait pas le droit de sortir : ordre du docteur et de ses enfants. Elle m’accueille donc dans son salon transformé en chambre où trône son lit médicalisé. Elle m’annonce d’emblée qu’elle n’a vu que l’infirmière ce matin et que la personne qui vient la faire déjeuner et préparer son repas de midi n’est pas venue. Elle fait la moue, pas contente. Puis se rattrape, « tous ces gens sont si dévoués ».
Installée dans la cuisine, elle me parle de sa petite chatte qui est peut-être sortie mais qu’elle préfère laisser dedans car elle ramène des puces. Au bout d’une dizaine de minutes, la pharmacienne passe pour lui apporter de l’antipuce en comprimés pour la chatte. Elle reste une bonne demi-heure à discuter avec Gilberte : elle est née en 1933 à Paris où elle a vécu jusqu’à ses 40 ans environ. Cela s’entend à son accent. Elle est de père communiste et ne semble pas très croyante, ce qui change des personnes âgées que j’ai pu rencontrer dans la région jusque-là. Elle a eu un premier mari bien plus âgé qu’elle avec lequel elle a eu 3 enfants, puis elle est venue s’installer dans le Lot sur les conseils d’un médecin parisien car son mari avait des problèmes pulmonaires assez graves et qu’il lui fallait rejoindre une région au climat plus clément. Malheureusement, il n’a vécu que quelques mois dans le Sud avant de décéder.

Alors Gilberte est restée ici à Castelnau, puis elle a épousé le fils de l’agricultrice chez qui elle avait trouvé du travail en arrivant. Elle est restée quarante-trois ans mariée à son second époux avant qu’il ne décède à son tour il y a deux ans. Maintenant, elle vit seule et surtout, elle tient absolument à rester chez elle et non pas en Ehpad pour conserver sa liberté.
Après le départ de la pharmacienne, je parviens à prendre la parole pour lui présenter le projet photo à partir de mon livre sur la Goutte-d’Or, en me disant que des photos de Paris pourront l’intéresser. Puis, Bianca, l’auxiliaire de vie, arrive. Elle parvient à trouver de quoi faire déjeuner Gilberte et lui prépare son repas. J’en profite pour commencer les photos afin d’avoir le temps de les faire d’ici l’heure de la sieste. Alors que je suis dans le salon qui lui sert aussi chambre pour installer mon appareil, j’en profite pour échanger avec Bianca. Mais Gilberte, ne voulant peut-être pas rester seule à la cuisine, vient nous retrouver et décide de finir son repas ici, assise sur son fauteuil, l’assiette sur un plateau.

Je prends ensuite le temps de photographier toutes les pièces puis, une fois Bianca partie, comme Gilberte est dans un angle du salon que je n’ai pas pu photographier, je lui demande si je peux la prendre. Elle me dit « évidemment ! ». 
Je fais la première photo d’elle dans son fauteuil, quasi allongée, avec son déambulateur à côté, mais je sens que l’image n’est pas juste. Comme elle lit beaucoup, je lui propose d’en faire une autre avec un livre dans les mains, en train de lire.
La pose me semble plus adaptée à sa personnalité.

Hortense Soichet

Hortense Soichet  travaille sur l’habitat, plus précisément sur la relation que les occupants entretiennent avec leur lieu de vie. Pour cela elle procède à des relevés visuels et sonores, par photographie des espaces et sauvegarde des récits que les habitants livrent sur leur domicile. 

Cette photographie vient d’une exploration de 2022 du sud du Lot, avec le soutien  du dispositif Culture, Santé, Handicap et Dépendance de la DRAC et ARS Occitanie et de l’artothèque du Lot.

Deux sièges fauteuils, l’un est vide

Un absent ? Il servira en attendant à poser les journaux. Gilberte est bien installée pour la photographie, en position lecture, avec La lune à l’envers en main, vite ouvert pour quelques secondes. L’autrice éclaire ses lectrices pour découvrir « leur chemin de vie », les influences de la lune, ce qui peut arriver d’heureux. Il se peut que Gilberte suive les signes dans les jeux de cartes, lorsque celles-ci annoncent une voie nouvelle.
L’absent, le mari.
Le fauteuil restera là à ses côtés.
Vieillir à deux, puis seul.
Deux fauteuils pour un.
Viser le bonheur à deux, puis seul ? Conversion biographique.
Pour cela, Gilberte avait fait accrocher le poème de Victor Hugo au-dessus de la porte :

VIELLIR À DEUX. « Quand deux cœurs en s’aimant ont doucement vieilli, oh ! quel bonheur profond, intime, recueilli ! ( …) L’impossibilité de vivre l’un sans l’autre ; Chérie, n’est-ce pas ? Cette vie est la notre ! »

Mais c’est malgré tout possible.
Entre les influences de la lune et l’image de la petite Sainte Vierge glissée sous les plantes, sur la droite, Gilberte tient sa vie autrement que par le déambulateur roulant, les cannes sécurisées, les chaussures cramponnées. Elle s’assure d’un récit vivifiant. Faire le virage, lentement.

Jean François Laé