« Décès de sa mère, compliqué pour elle, ne peut pas faire la cérémonie « normalement ». »… « Personne décédée le 24 mai 2020 »… « Elle est malade et a de fortes pathologies. Beaucoup de ses proches sont décédés du Covid, elle vit dans l’angoisse. »… « Pas de réponse. Pas de répondeur. Est décédé le 16/02/2020. RAS. »
RAS, rien à signaler. Silence. La mort est passée. Pour la famille, ne rien savoir jusqu’à la dernière minute. Ne rien voir venir dans ces établissements silencieux. Être écarté du temps d’un proche. Fange du langage. Le bas-fond d’une société.
Mais comment chaque mort a-t-il trouvé sa place, a-t-il été salué, a-t-il été parlé ne serait-ce que dix-neuf minutes dans cette année 2020 ? Comment chacun a été parlé, ne serait-ce qu’une heure, une heure seulement durant le franchissement des espaces jusqu’à la morgue ? Peut-on se contenter d’une mémoire vidée de ce moment, se contenter d’un mutisme somnambule, de la toux en Ephad, à l’hôpital, de l’urgence à l’intubation, de l’intubation à la morgue, de la morgue au brouillard blanc du cimetière fermé à clé ?
Je me souviens de ces visites interdites en Ehpad durant les confinements (et bien au-delà), les familles dans la ruelle d’en bas agitant leurs bras, les vieux aux fenêtres criant des « Je pense à vous », les téléphones agités où les locuteurs se regardant à trois cents mètres, distinguant le bon étage, le bon rideau, les fleurs en plastique, un torse au moins, un torse courbé ! Ils ne se verront que de très loin comme au départ d’un train. Et il n’y aura pas de suite. Il n’y aura pas de recueillement auprès du corps mort. Il n’y aura pas ce temps nécessaire pour se retrouver, se rejoindre, se reprendre. Le « re » qui embarrasse tant la médecine, l’ordre administratif et le bureaucrate.
Car la co-présence de la mort est jugée comme un échec. Alors, il a fallu dresser des distances, des éloignements, des périmètres, des vitres et des rideaux plastique. Interdiction générale ! Ne vous approchez pas ! Allez, circulez, il n’y a plus personne, ces vieux sont atteints d’un déficit cognitif tel qu’ils ne vous reconnaissent pas ! Laissez tomber ! Les infirmières les accompagnent ! Quelle énormité catastrophique ! L’exigence de sécurité a écrasé toute intelligence des situations, une réflexion sur le fameux bénéfice/risque, établissement par établissement, avec un sens de l’adaptation qui s’écarterait du standard national. Et surtout, comprendre qu’une solitude absolue tue.
Voilà longtemps que Philippe Ariès nous avait avertis : nos sociétés évacuent, expulsent, rejettent la mort au plus loin des regards et des esprits. C’est oublier que ce sont les mourants qui ouvrent les yeux aux vivants (et non l’inverse). Cacher la mort renforce sa propre angoisse. Le rideau fermé sur les Ehpad durant plus de six mois, le silence sur les morts, jour par jour, a confirmé que nous avions atteint le dernier étage d’une société où les vivants sont écartés violemment des mourants. On ne les verra pas mourir. On ne doit pas les voir mourir. On ne saura rien sur ce lieu.
Durant une année et demie de l’épidémie, toute cérémonie intime fut presqu’interdite, jusqu’au cimetière. Je me rappelle avoir tourné autour de plusieurs cimetières barricadés à plusieurs tours en Seine-Saint-Denis. Et de m’y être malgré tout introduit. Et de découvrir des buttes de caillasse successives, de petits tas de terre fraîche surmontés d’un morceau de bois dressé à la va-vite. Faut pas que ça traîne, le virus pourrait surgir, dit-on ! En s’approchant, un nom, deux dates, parfois une sculpture de bois. Parfois rien. Ici, on ne traîne pas. Nous voulions voir ce qu’il en était dès la sortie de l’hôpital, les jours d’après décès, les jours où les familles ne savent plus ce qu’il faut faire devant les réponses des pompes funèbres : « On n’a plus de place. On n’a plus de personnel disponible. On n’a plus de solution. » Les corps attendront dans les sous-sols de l’hôpital ou dans des camions réfrigérés, ou encore dans les couloirs, comme un champ de bataille, sur des civières ou des plateaux de présentation avec vingt, trente corps mis en housse.
« J’ai la fille, Madame Filion, au téléphone. Sa mère était en Ehpad au Bourget (Résidence Cantique). Elle est décédée du Covid le 31 mars. Mme Filion est révoltée. Elle n’a pas eu de nouvelles, pas pu lui dire au revoir et n’a pas pu assister aux funérailles ce matin même. Elle a joint le Ccas pour joindre la tutrice de sa mère qui était sous tutelle. Le Ccas ne lui aurait même pas présenté de condoléances et lui aurait dit « votre mère est mieux où elle est ». Mme Filion doit joindre le juge des tutelles, mais tout est arrêté, et les factures tombent. Mme Filion est embêtée et se trouve en colère. »
« 2 avril. Monsieur Mekersian est en contact avec son médecin, il a de gros symptômes Covid. Il a un bon de transport pour une ambulance. Je l’invite vivement à les appeler afin de ne prendre aucun risque. Monsieur tousse beaucoup lors de notre échange. Il est suivi pour des problèmes respiratoires depuis 2012, il me dit bien gérer ses crises de toux. Monsieur était en course lors de cet échange, il m’assure appeler le 15 en rentrant chez lui. Je le rappellerai la semaine prochaine pour prendre des nouvelles.
10 avril, monsieur Mekersian ne répond plus après plusieurs appels. »
Alors écoutons cette lettre envoyée au préfet de Seine-Saint-Denis. La contestation se fait brève, polie et à voix basse. On leur interdit de voir leur vieux père de 90 ans. Le geste mémoriel ne peut avoir lieu. On pourrait en rester là. Mais non, ça ne passe pas. Cette interdiction administrative pour un dernier adieu, un dernier échange avec le vieux mourant, restera d’une violence extrême des années durant. Au nom de quel ordre, cet interdit ? Et à quand le mémorial des morts en Ehpad abandonnés, éclipsés par l’administration et disparus ?
Jean-François Laé
(avec un grand merci à Thomas Guiffard et Jean-René Borelly, notre lecteur)