Marie Thibaud est thérapeute familiale systémicienne et formatrice dans une école de travailleurs sociaux. En 2015, Alban, l’un de ses trois garçons, déclare un cancer, une leucémie aigüe lymphoblastique de type B. Il sera le premier d’une longue série d’enfants malades du cancer sur son secteur d’habitation entre 2015 et 2021. Décidée à livrer bataille jusqu’au bout, cette femme d’exception au regard pétillant, sans complexe devant les médias, les élus et les sachants, va remuer ciel et terre pour comprendre et impacter son environnement sanitaire. Elle intervient alors dans l’association Leucémie Espoir Atlantique Famille (LEAF) ainsi que dans le service d’oncologie pédiatrique du CHU de Nantes, en tant que bénévole dans des groupes d’écoute et de parole pour familles d’enfants hospitalisés. Puis elle fondera le collectif Stop aux cancers de nos enfants. Elle nous livre ses combats, la genèse de son initiative, dans un contexte d’abandon de la puissance publique. Face au déni politique de l’urgence sanitaire que représente l’épidémie de cancers pédiatriques, des parents vont devenir des « parents-experts » d’enfants malades, acteurs incontournables d’une démocratie sanitaire à la traîne.
Jean-François Corty : Tout commence, donc, par l’histoire de ton fils
Marie Thibaud : Oui. En 2015, Alban, mon petit garçon de 4 ans, a déclaré un cancer, une leucémie aigüe lymphoblastique de type B. Il fut le premier d’une longue série d’enfants atteints de cancers sur un même secteur géographique et je m’en suis rendu compte au moment de la maladie de mon fils. Aujourd’hui en 2022, et ce depuis 2015, on comptabilise 25 enfants malades, tous cancers confondus, dont 7 décès, sur un périmètre de 15 km autour de la ville de Sainte-Pazanne. On parle de plusieurs types de cancers : du sang, tels des leucémies aigües lymphoblastiques, myéloblastiques et des lymphomes type Burkitt, mais aussi différents types de sarcomes et tumeurs solides, des ostéosarcomes, des sarcomes d’Ewing, des cancers de l’ovaire, des astrocytomes et tous types de cancers cérébraux, comme les gliomes infiltrants du tronc cérébral et les médulloblastomes.
J-F. C. : Qu’est ce qui te conduit à réagir, au point de créer le collectif Stop aux cancers de nos enfants ?
M. T. : Lorsqu’un enfant déclare un cancer, on ne sait pas d’emblée s’il sera encore en vie dans les jours qui viennent et combien de temps il lui reste. Tout peut aller vite. On sait que les traitements vont être lourds, sur plusieurs années, avec des effets secondaires violents. L’objectif prioritaire au début de la maladie est donc la survie et cela peut prendre un certain temps. Puis, à quoi est-on confronté ? Avec les autres nombreux enfants malades de mon secteur que je rencontre dans le service d’oncologie pédiatrique du CHU de Nantes viennent très vite les questions sur l’origine de ces cancers, leurs causes.
À cette époque, les médecins font référence à « la faute à pas de chance », au « hasard ». Sans autre argument rationnel que les conseils de se résigner à attendre les effets des traitements. Je m’interroge, je prends le temps de me renseigner, d’aller sur Internet, d’activer des contacts pour apprendre qu’il existe des causes objectives et bien documentées de cancers des enfants, notamment celles liées aux exposomes, causes environnementales qui ne sont ni liées au hasard ni à la fatalité.
Dans ces conditions, je décide d’alerter les autorités sanitaires. Je passe alors plusieurs mois avant de trouver le service compétent de l’Agence régionale de santé (ARS) des Pays-de-la-Loire qui alertera par la suite Santé publique France (SPF).
Le cancer, c’est la fatalité, un destin de malchance !
J-F. C. : Pourquoi trouver les bons services institutionnels a-t-il pris autant de temps ?
M. T. : Je ne suis pas issue du milieu de la santé, je découvre tout, je ne connais pas de lanceur d’alerte, je frappe à différentes portes, je passe des centaines de coups de téléphone. On m’envoie d’un service à un autre pour finalement trouver celui de la cellule de veille, d’alerte et de gestion sanitaire de l’Agence régionale de santé qui ne gère habituellement pas les cancers pédiatriques mais les maladies infectieuses, type méningite. Je reçois alors l’engagement de leur part de l’ouverture d’une enquête en collaboration avec Santé publique France, et je me mets donc en retrait, nous sommes en avril 2017.
J’observe qu’à ce moment précis, le service d’oncologie de Nantes n’est pas un relais. Celui-ci annonce clairement aux parents qu’il a pour fonction de soigner leur enfant, pas de trouver l’origine de leur maladie. Encore moins celle de faire de l’alerte épidémiologique. Le plus souvent, les soignants ne savent pas où on habite. De manière générale, y compris à l’ARS, il n’y a pas de système d’alerte. Le cancer, c’est la fatalité, un destin de malchance !
J-F. C. : Que se passe-t-il en avril 2017 ?
M. T. : Ces années 2016-2017 sont douloureuses, Alban va mal, ses traitements sont lourds, ma priorité est d’être à ses côtés dans son combat. J’ai cependant commencé à rencontrer les médecins de mon secteur pour les informer des nouveaux cas qui continuaient à apparaître, personne ne le faisait et ils n’étaient pas au courant. L’ARS non plus. Celle-ci ne me donnait aucun retour sur mes signalements, jusqu’au jour où mon contact n’a plus répondu. Mon interlocuteur avait changé, il fallait tout recommencer à zéro !
Début juillet 2018, je reçois enfin un courrier de l’ARS et de SPF, un document m’expliquant qu’il y a bien un cluster de cancers pédiatriques sur notre secteur, mais qu’au regard des facteurs de risques environnementaux connus de la littérature scientifique (pesticides, champs électromagnétiques, benzène, radon, lindane, hydrocarbures etc.), ceux-ci ne sont pas plus probants que sur le reste du territoire national. Ils n’iront donc pas plus loin. La première enquête est ainsi clôturée. Circulez, y a rien à voir !
Pourtant, aucune enquête environnementale n’a été réalisé, aucune famille n’a été rencontrée, je suis folle de rage de voir les conclusions bâclées du rapport de synthèse. C’est un an de perdu, ce sont des enfants qui continuent à tomber malades. Maïwenn par exemple, une petite puce de 3 ans qui décède alors qu’elle est conduite à l’hôpital après plusieurs semaines de fatigue, d’examens médicaux cliniques incertains ne décelant soi-disant rien de grave. C’est lors de l’autopsie demandée par la famille que sera révélé le cancer à l’origine de son décès. Comme beaucoup d’enfants dans son cas, les cancers sont souvent diagnostiqués tardivement, voire pas du tout. Dans ces conditions, j’interpelle à nouveau SPF et l’ARS en exigeant des actions, comme informer les médecins du secteur, pour stopper l’hécatombe.
J-F. C. : Finalement, en informant toi-même les médecins du secteur, tu joues le rôle essentiel d’intermédiaire entre acteurs de santé, de veille sanitaire et épidémiologique. Bref, le rôle de lanceuse d’alerte ?
M. T. : L’ARS refuse de faire cette mise en lien que je m’efforce d’entretenir car elle considère qu’il n’y a rien d’anormal. En février 2019 intervient un moment déterminant, celui où mon fils Alban passe au bloc opératoire pour qu’on lui retire sa chambre implantable, signe de fin des chimiothérapies et rémission. Dans le même temps, un camarade de classe déclare à son tour un cancer. L’esprit libéré par la rémission de mon fils et à la fois tourmentée de savoir qu’un autre enfant, une autre famille entre dans ce combat pour la vie, je lui fais la promesse que nous allons agir.
Je n’envisage pas d’emblée une association mais il y avait cette notion de collectif, au sens premier du terme, l’idée d’être ensemble et réactifs contre le cancer, pour faire en sorte que des enfants ne tombent plus malades. Ce jour-là, pendant qu’Alban est au bloc, j’appelle l’ARS en leur interdisant de raccrocher. Je leur demande de prendre des mesures urgentes en les menaçant de prévenir la presse si rien ne bouge. À ce moment précis, même le service d’oncologie de Nantes reconnaît qu’il y a potentiellement un problème sur notre secteur d’habitation.
Qu’en déduire ? Voyant l’inertie au niveau national et régional, je sentais bien qu’il fallait partir du local. Avec un ami journaliste, nous créons le collectif Stop aux cancers de nos enfants avec des objectifs, un mode de fonctionnement et une charte d’engagement. Deux questions s’imposent : pourquoi existe-t-il autant de cancers pédiatriques sur notre secteur depuis 2015, et comment faire en sorte pour qu’il n’y en ait plus ? En somme, comment protéger les enfants ? Nous créons alors une adresse mail et un site Internet pour informer mais aussi représenter la population.
Déclencher une mobilisation et le soutien de chercheurs et de scientifiques
J-F. C. : S’impose alors à tes yeux l’idée d’un collectif.
M. T. : Oui. Le premier objectif consiste à se réunir pour porter une réflexion collective sur la prévention et informer la population sur la présence de cette maladie qui nécessite une réactivité de diagnostic et de prise en charge. En parallèle, nous continuons à alerter les instances sanitaires, encore aujourd’hui en 2022. L’autre objectif est de soutenir les recherches épidémiologiques participatives de terrain qui n’avaient pas encore été faites chez nous. En lien avec les experts d’instituts de recherche, les laboratoires, nous souhaitons acquérir de l’expérience et un savoir-faire afin de mener nous-mêmes des enquêtes environnementales en toute transparence.
Le lancement du Collectif s’accompagne en mars 2019 d’une conférence de presse qui rencontre un énorme succès. L’idée est aussi de déclencher une mobilisation et le soutien de chercheurs et de scientifiques. J’avais à l’époque des liens avec plusieurs associations nationales, la Ligue contre le cancer notamment, mais aucune n’est investie et intéressée pour travailler sur les causes environnementales des cancers.
Suite à cette conférence, l’ARS accepte de rouvrir l’enquête. Nous attendions aussi de leur part une information de la situation sanitaire liée aux cancers pédiatriques auprès des médecins pour être en alerte sur les diagnostics précoces, mais aussi en direction de la population sous forme de réunion publique par exemple, ce qu’ils n’ont pas souhaité faire d’emblée. Il a fallu que les médias se rendent sur place le jour même de notre conférence de presse, et cette pression médiatique a obligé le directeur‑adjoint de l’ARS à l’accepter sous leurs yeux ! Nous avons pu obtenir une réunion publique qui a d’ailleurs rassemblé plus de 1 000 personnes.
J-F. C. : C’est alors que l’ARS et SPF débutent leur enquête environnementale ?
M. T. : Oui. Le Collectif s’organise pendant que l’enquête est censée se dérouler, nous mettons en place des comités de suivi avec différents acteurs, c’est-à-dire tous les acteurs de la filière de la santé environnementale que je ne connaissais pas à ce moment-là. Dans l’étude épidémiologique, Santé publique France ne retient que 11 enfants d’avril à novembre 2019, alors que nous en recensions 17. Un questionnaire avait été envoyé aux familles concernées avec une grosse controverse sur la sélection des cas.
Lors des comités de suivi, nous nous rendons compte que ni l’ARS ni SPF ne font le travail. C’est au Collectif d’aller à la pêche aux informations sur notre territoire, notamment les enjeux environnementaux et les facteurs de risques en lien avec les pesticides (quantité et temps d’épandage en lien avec les cadres réglementaires), les boues d’épandage, les ondes électromagnétiques et les éoliennes apparues depuis 2015, la présence de lindane sur un ancien site industriel, etc. Nous leur « apprenons » par exemple la présence de 4 câbles à haute tension passant sous la cour d’une école où sont scolarisés plusieurs enfants atteints de cancers.
On se demande ce qui a pu se passer depuis 2015, et on commence à recevoir des courriers et documents officiels étonnants de personnes anonymes qui diffusent des informations manifestement dérangeantes sans prendre le risque de s’exposer. Le Collectif s’organise pour analyser ces documents avant de les transmettre aux comités de suivi.
Dans le même temps, des chercheurs nous approchent, le premier étant le président de l’Association santé environnement France, des scientifiques qui nous envoient leurs publications sur les sujets qui nous concernent, et nous faisons le tri. Et nous acquérons une véritable expertise opposable à l’ARS et SPF lors des comités de suivi, avec lesquels nous organisions le plus souvent des conférences de presse souvent tendues afin de maintenir la pression.
Comment en comprendre les causes et prévenir ces cancers d’enfants sans un système d’alerte ?
J-F. C. : Un énorme travail, donc. Y-a-t-il aujourd’hui de nouvelles perspectives ?
M. T. : Le Collectif reste très impliqué sur la prévention et la santé environnementale. Nous sommes en lien avec des chercheurs qui font des enquêtes, nous en réalisons nous-mêmes : dosage de pesticides et de métaux sur la base de prélèvements de cheveux des enfants du secteur, prélèvements d’eau, analyse de l’air, des vins, etc.
Nous devons être aussi sur le champ de l’intervention, à l’interface des familles et des associations de malades, le rapport avec certains oncologues étant parfois difficile lorsqu’il s’agit de parler de causes de la maladie. Nous nous questionnons aussi sur un volet judiciarisation, l’idée n’étant pas de trouver des coupables, mais de mettre la pression sur les autorités pour une mise en protection des enfants plus rapide et une meilleure compréhension des causes des cancers afin d’agir en prévention pour l’avenir. La question de la transparence et l’accès aux données sanitaires est aussi un enjeu majeur. Nous n’avons toujours pas accès ni aux chiffres par commune et par année du Registre national des cancers de l’enfant, qui d’ailleurs ne transmet plus de données depuis 2014 (cf. l’Institut national du cancer), ni à ceux du Registre départemental des cancers de Loire-Atlantique-Vendée. Comment en comprendre les causes et prévenir ces cancers d’enfants sans un système d’alerte cartographique précis et au plus près du temps réel ?
Nous travaillons actuellement à la création d’un Institut de recherche et de prévention en santé environnementale, afin de financer des programmes de recherche indépendants en épidémiologie participative, de mieux connaître les liens entre notre santé et notre environnement, d’identifier les différents lieux de pollution possibles, comme dans l’alimentation, l’air, l’eau, les sols, à la recherche des pesticides, perturbateurs endocriniens, champs électromagnétiques, hydrocarbures, métaux… L’intérêt de cet institut sera, à partir de ces connaissances scientifiques, d’agir en prévention pour garantir à tous les enfants de grandir en bonne santé.
Il s’agit donc de renforcer le travail mis en place par le Collectif. Et on l’imagine dans le cadre d’une structure avec un partenariat public-privé au niveau local, départemental et régional, qui rassemblerait des citoyens, des scientifiques, des élus et pourquoi pas des industriels. En travaillant avec un mode de gouvernance transparent et original, à l’image de celui de l’Institut écocitoyen de Fos-sur-Mer.
Tous les soutiens en ce sens sont les bienvenus.
Recueilli par Jean-François Corty
LEAF : www.leucemie-leaf.org
Stop aux cancers de nos enfants : stopauxcancersdenosenfants.fr