Au micro du stade de France : « Lancer de poids hommes F37 », « Lancer de javelot hommes F13 », etc.

Délégation française au stade de Rome en 1960

C’est ma première entrée dans le stade de France, les gradins sont presque pleins, deux grands écrans permettent de suivre les différentes compétitions qui se jouent dans l’espace central et sur les pistes qui en font le tour. Les athlètes entrent et sont présentés un par un, leur pays, par le terme « neutre » pour ceux et celles qui courent en dehors de toute appartenance nationale, ou « réfugiés », leurs antécédents de médaille, leur âge. Le public applaudit, surtout des groupes nationaux assis côte à côte dans les tribunes. Si les pays occidentaux sont bien représentés, ils sont loin d’être les seuls. Des coureurs et coureuses, lanceurs et lanceuses, sauteurs et sauteuses d’Inde, d’Ouzbékistan, d’Iran, de Cuba, de Malaisie, de Chine, du Japon, du Pakistan, du Mexique, du Venezuela ou encore de Colombie sont parvenus en finale.

Il nous faudra quelque temps pour nous repérer : en face à droite, la piste pour le saut en longueur, au milieu à gauche, la compétition hommes de lancer de javelot. Peu de temps après démarre le lancer de poids femmes, lui aussi vers la droite, suivi par le lancer de disque hommes. À la différence de la télévision chez soi, nous avons le choix, et les écrans nous aident à savoir quoi et où regarder. Une entraide se développe entre voisins ; le couple assis devant nous a l’air plus rompu à l’exercice, et nous aidons le rang d’Italiens du dessus à repérer leurs compatriotes. Les courses de pistes, brèves, suscitent des silences haletants. Elles se succèdent, impliquant des coureurs et coureuses porteurs de différents handicaps : 100 mètres, 400 mètres, 800 mètres, 1 500 mètres, un relais 4 x 100 mètres. Vers la fin de la matinée, les épreuves de saut en hauteur soulèveront un enthousiasme palpable.

Les compétitions sont périodiquement interrompues par des cérémonies de remise de médailles. Les trois lauréats montent sur un podium, accompagnés par un lever des trois drapeaux de leurs pays, le plus haut pour la médaille d’or. À la demande du commentateur, l’ensemble des spectateurs qui le peuvent se lèvent et écoutent solennellement l’hymne national du pays de l’athlète récompensé par la médaille d’or. L’émotion est palpable, autant celle des spectateurs, que celle des médaillés et de leurs groupes de soutien. Mais pas de Marseillaise ce jour-là ! Lorsque le moment s’y prête, une voix féminine nous enjoint régulièrement de faire courir une « ola » enthousiaste tout autour du stade.

F pour « field », T pour « track »…
Chaque annonce d’épreuves est suivie d’une précision de catégorie, qui s’affiche aussi sur les écrans : « Lancer de poids hommes F37 », « Lancer de javelot hommes F13 », « Saut en longueur femmes T47 », « Saut en longueur hommes T64 », ou encore « Lancer de poids femmes F12 ». Nous comprenons qu’il s’agit de catégories de handicap, et le commentateur le confirme en ajoutant quelques clarifications. Certains handicaps sont faciles à identifier, d’autres ne se donnent pas à voir. Je consulte l’application de la Fédération française de handisport : le F désigne des catégories de handicap pour les épreuves de « field », « champ », et concerne les lancers. Le T est l’initiale de « track », « piste », et correspond aux courses ou aux sauts. Le premier chiffre qui suit classifie les handicaps, et le second sa gravité ou le degré d’atteinte : plus il est bas, plus l’impact du handicap sur la performance de l’athlète est important. La série de 10 pour les déficiences visuelles (handicap sensoriel), les mal-voyants étant désignés par le nombre 12 ou 13, et les personnes non voyantes par 11 ; le 20 pour les déficiences intellectuelles, sans graduation ; la série des 30 concerne les déficiences d’origine cérébrale, dont le handicap se caractérise notamment par un trouble du tonus musculaire, une paralysie ou un handicap assimilé ; de 31 à 34 ils sont en fauteuil ; de 35 à 38 debout. Les 40 désignent des handicaps d’origine orthopédique ; 40 et 41 pour les personnes de petite taille ; 42 à 47 pour les amputations ou un handicap assimilé à une amputation. Les 50 pour des déficiences motrices suite à des atteintes à la moëlle épinière ou assimilées, avec des degrés de gravité allant de 51 à 57 et impliquant soit des lancers assis, soit des courses en fauteuil. Finalement, les 61-64 concernent les athlètes appareillés de membres inférieurs alors que le nombre 60 est réservé aux déficiences auditives, qui pourtant ne sont pas représentées. La diversité des catégories de handicap et de leur gravité contribue ainsi à démultiplier les compétitions.

Ainsi éclairées, nous tentons de repérer comment se constituent les groupes de compétiteurs, par-delà des variations de catégorie de handicap, et malgré l’hétérogénéité apparente des groupes en compétition. Les T50 concourent en fauteuil, des machines impressionnantes à la roue avant très avancée, avec lesquelles les athlètes semblent faire totalement corps. Certains athlètes ont-ils été exclus parce qu’ils ne pouvaient accéder à ces équipements extrêmement technologiques ? Les coureurs déficients visuels ont les yeux masqués et la main reliée à celle de leur guide par une courte cordelette. Ces courses en tandem sont réglées au millimètre, et obéissent à des règles strictes : le guide ne doit pas tirer sur la corde, et le para-athlète doit franchir la ligne d’arrivée en premier. Leurs mouvements de jambe sont inversés, à chaque foulée, l’un avance la gauche et l’autre la droite. Les deux coureurs communiquent entre eux, en parole ou par signes tactiles. Le guide reçoit lui aussi une médaille, et la reconnaissance financière qui l’accompagne. Au moment du départ, le commentateur demande le silence, afin que les athlètes non-voyants puissent entendre le top du départ.

Une frontière pas si nette
Nous avons parfois l’impression que certains ont un avantage sur d’autres, de même catégorie. Ainsi le saut en hauteur des hommes concerne des T44 et T64, certains sont équipés de lames, un sauteur amputé d’une jambe ne porte aucune prothèse, et parvient à franchir la barre sur son unique jambe, d’autres compensent une jambe plus courte par une chaussure orthopédique. Nous nous demandons comment ces degrés de désavantage sont commensurables, selon quelle échelle, quelle mesure, et si les athlètes sont également dotés de coefficients pondérateurs individuels, pour compenser les inégalités entre eux. Plus complexe encore, l’épreuve « universelle » de relais 4 x 100 mètres, qui fait courir des personnes des deux sexes T12, T36, T47 et T54, affectées donc de déficience visuelle, handicap moteur, déficiences motrices et amputation ou assimilée. Les tableaux de résultats ne semblent pas avoir recours à des pondérations, puisqu’ils donnent les résultats bruts des performances. Dans quelques cas aussi, les para-athlètes concourent également dans des clubs ordinaires, dans leur pays. La frontière ne semblerait donc pas si nette entre ceux et celles dont les différences sont mesurées et objectivées, et les athlètes valides, dont le potentiel est considéré comme standard. Est-ce par choix, parce que leur handicap est relativement léger, ou par absence de choix, parce que leur pays n’organise pas d’entraînement spécifique ? Comment les degrés de handicap intellectuel, ou d’origine cérébrale, sont-ils classifiés et de quelle façon influent-ils sur la performance sportive ?

Bien au-delà de la pluralité de leurs handicaps, la diversité des corps des athlètes de para-athlétisme est impressionnante. Il y a des gros, des petits, des femmes massives et très grandes, des hommes bedonnants voire presque obèses, d’autres très chétifs. Et surtout, ô surprise, plusieurs têtes blanches ou grises. De fait, les para-athlètes sont en moyenne beaucoup plus vieux que leurs collègues non porteurs de handicap, et les quinquagénaires ne sont pas rares. Ceci peut être partiellement expliqué par leur trajectoire, dont les circonstances sont parfois détaillées par le commentateur du stade de France, et souvent par les médias. Bon nombre de ces para-athlètes ont en effet subi un accident ou une maladie, qui est la cause de leur handicap. Après plusieurs années de soin et de deuil, de reconstruction psychique et physique, d’accoutumance à un appareillage, une prothèse ou un fauteuil, ils ont pu entreprendre une carrière sportive, ou se remettre au sport, dans sa version « handi », avec une volonté de fer et des entraînements acharnés. Pour beaucoup, c’est donc une seconde carrière, comme c’est le cas pour Rosario Murcia-Gangloff, doyenne des Jeux avec ses 59 ans. Coureuse de fond, elle a détenu le record de France féminin du 10 000 mètres chez les valides pendant vingt ans et avait disputé l’épreuve olympique du 10 000 m il y a trente-deux ans. Devenue aveugle suite à une maladie dégénérative des yeux, elle revient cette année courir le marathon à Paris en catégorie T12. Plus tardives, les carrières des para-athlètes sont donc aussi plus longues, du fait que le bassin de recrutement est plus restreint, les catégories d’épreuves beaucoup plus nombreuses et qu’ils ne sont donc pas remplacés aussi vite que les athlètes valides par de nouvelles et jeunes recrues.

Une supposée égalité des chances
Cette inclusivité réfléchie et objectivée des différences corporelles et intellectuelles, cette tolérance de l’âge et la compensation de certaines déficiences par des aides techniques et des guides me laissent songeuse : prévues pour du sport de très haut niveau, comment pourraient-elles se diffuser dans l’ensemble de la société ? Il me semble que ces performances spectaculaires, ces démonstrations de l’aptitude de ces athlètes à surmonter leur handicap pour poursuivre une carrière de sportifs internationaux et notre satisfaction d’avoir participé à cette grande célébration, risquent de nous rassurer un peu trop facilement sur une supposée égalité des chances dans tout le spectre des capacités et incapacités, celles aussi de personnes âgées, abîmées par leur vie de travail, ou en butte à d’autres formes de discriminations. De renforcer finalement l’exclusion, hors de nos imaginaires, de nos relations, de nos choix politiques, des difficultés quotidiennes de ces mêmes personnes et des multiples obstacles qu’ils et elles rencontrent au long de leur parcours de vie. Pour que la fête continue, nous devrions rester vigilants à ce que la célébration de ces Jeux paralympiques, l’intérêt qu’ils ont suscité et les multiples débats auxquels ils ont donné lieu, ne se dissolvent pas en une sorte de confort moral, une indifférence vague, et finalement, un renforcement de nos attitudes validistes, souvent inconscientes.

Blandine Destremau