Coordinatrice de l’Observatoire et défense des droits des usagers (ODDU), Marie Gutowski revient sur les discriminations dont sont victimes les usagers de drogues dans le système de soins et la difficulté de les faire témoigner pour faire valoir leurs droits.
En 2015, l’association Asud Mars Say Yeah mettait en place un Observatoire des droits des usagers, dont l’objectif était de recueillir l’expression des attentes et des besoins des usagers et ex-usagers de substances psychoactives dans les dispositifs de soins de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Son ambition : devenir une voie supplémentaire de résolution des différends dans un secteur où les problèmes d’accès aux droits des patients, de réglementation et de représentations sont à l’origine de nombreuses difficultés de prise en charge.
Un autre objectif de ce projet était de représenter les usagers de drogues en prenant part à la concertation et aux débats publics, et de promouvoir leurs droits dans les orientations en matière d’offre de soins. Depuis 2016, Asud Mars Say Yeah bénéficie ainsi de l’agrément régional d’association représentant les usagers dans le système de santé, lui permettant de les représenter lors de concertations inter-partenariales et de débats publics pour y défendre leurs droits et leur parole.
Néanmoins, l’implication des usagers peut parfois s’avérer compliquée. En effet, ces derniers ignorent bien souvent leurs droits, notamment dans l’accès aux soins, et les recours possibles lors d’un litige pour faire entendre leur voix. Beaucoup pensent que leur parole n’a aucune portée et qu’un témoignage ne servirait à rien. Leur parole est pourtant indispensable dans l’élaboration d’un système de santé adapté à tous.
Des répercussions négatives sur la santé
Refus de soins, de délivrance de traitements… les discriminations subies par les personnes usagères de drogues impactent très négativement leur santé. L’exclusion sociale et administrative empêche aussi l’accès aux soins et accentue les risques de chronicisation des maladies, et d’infections.
Les hôpitaux, les lieux de privation de libertés, les cabinets médicaux, les officines, etc., restent ainsi des lieux où les usagers ont du mal à faire respecter leurs droits. Ils en parlent peu et sans forcément le formaliser ou sans détailler une situation en particulier : « Des problèmes pour récupérer mon traitement en pharmacie, j’en ai eu plein !… Il y a des pharmacies qui refusent de nous délivrer des Kit+ ». Des problèmes récurrents, à tel point qu’ils sont devenus des situations courantes et banalisées. « En fait, à partir du moment où on parle du traitement (de substitution), on voit les gens qui changent d’attitude avec nous. »
Parallèlement, plusieurs personnes mettent en avant le fait de ne pas être écoutées ou d’être discréditées en raison de leurs consommations. L’énervement, la colère, la revendication d’un droit risquent en effet d’être mis sur le compte d’un symptôme, d’une pathologie ou de l’effet d’une prise de produit. Plus profondément, c’est à une identité de dépendant aux drogues que les institutions renvoient : le seul fait d’être adressé par un service d’addictologie suffit à discréditer la parole de la personne concernée dans l’expression de ses choix, mais également dans l’explicitation de ses désaccords, de son impatience, ou de ses revendications en termes de droits. La colère issue d’une injustice fait symptôme.
D’autres situations ne sont pas évoquées/dénoncées par les usagers car eux-mêmes ignorent ce qui s’est joué. Ils n’ont parfois pas conscience des discriminations dont ils font l’objet. C’est le cas dans une clinique ou dans un hôpital, quand un médecin refuse l’admission d’un patient car les « quotas » de patients sous méthadone ou Subutex® sont déjà atteints. Beaucoup ne se rendent pas comptent des discriminations qu’ils subissent.
La peur de témoigner
Mais si les situations avec les médecins et professionnels affiliés sont un sujet assez récurrent, il a parfois été difficile de recueillir des témoignages sur ce sujet. Certains usagers ont en effet peur des répercussions que cela pourrait avoir sur eux, d’autres ne voulant plus se remémorer les situations dans lesquelles ils s’étaient retrouvés. La peur de ne plus être reçu en consultation, ou viré d’un service pour avoir témoigné, a été partagée par un grand nombre de personnes. Celles qui ont un casier judiciaire ont peur que cela les desserve, les parents ont peur que cela remette en question la garde des enfants et leur autorité parentale, les personnes sous Skenan® (traitement de substitution avec un protocole soumis à la Sécurité sociale) ont peur que cela mette en péril leur protocole de soins, etc. Or, témoigner de manière anonyme ne permet malheureusement pas de poursuivre les professionnels/le service concerné.
Les professionnels de santé étant peu nombreux à accueillir et prendre en charge les usagers de drogues, ces derniers savent qu’ils auront du mal à en trouver un autre et ne relèvent pas le préjudice subi lorsque l’un d’eux tient des propos « jugeants » ou discriminants.
Les personnes qui se tournent vers l’ODDU attendent donc surtout de ces professionnels qu’ils s’excusent, qu’ils reconnaissent leurs torts et apprennent à être moins « jugeants ». Lorsque nous nous sommes présentés aux partenaires, aux professionnels du médical et du médicosocial, en promouvant les droits des usagers, la plupart des réponses étaient : « Oui, mais et leurs devoirs ? »
Les différents outils proposés
Comment dès lors accompagner les usagers à témoigner ? Jusqu’où peut-on les accompagner ? Les usagers avaient la possibilité de déposer leurs témoignages via différents médias :
• Un questionnaire en ligne sur le site d’Asud, disponible et communiqué largement aux usagers. Un outil très peu utilisé, car les usagers des Caarud et Csapa se servent peu de l’outil informatique et sollicitent souvent une aide pour formaliser leurs doléances.
• Un questionnaire papier, distribué dans toutes les structures partenaires de la région, à remplir seul ou avec l’aide d’un intervenant, régulièrement amélioré suite aux remarques des partenaires (principalement), mais aussi celles des usagers. Toutes les équipes ont ici fait part des difficultés à faire témoigner par écrit des usagers, qui préfèrent bien souvent raconter la situation et s’en aller.
• Une page Facebook, à l’origine créée pour communiquer sur l’Observatoire, dont certains se servent pour témoigner ou demander une information liée à leurs droits. L’Observatoire fait ainsi office de ressource et de soutien.
Mais quel que soit l’outil de recueil proposé, témoigner devient beaucoup plus difficile quand les personnes se retrouvent seules. « S’écrire, c’est compliqué. C’est difficile de savoir ce qui est discriminant ou pas. Et s’en rendre compte ne suffit pas à engager l’écriture personnelle. »
À quoi bon ?
Travailler pour que les usagers se sentent suffisamment en confiance pour témoigner d’une situation prend du temps, le temps que cela ait aussi du sens pour eux, que cela ne soit pas uniquement « pour faire plaisir au professionnel ».
Certains d’entre eux ayant besoin que l’on prenne le temps de les écouter et de décortiquer avec eux la situation dans laquelle ils se sont retrouvés, de nombreux témoignages ont été recueillis lors d’entretiens individuels. Difficultés avec la langue française, avec l’écriture ou bien même avec la formalisation d’une idée, d’une situation : pour toutes ces raisons, il paraissait important de prendre le temps.
Mais les groupes de parole ont également rencontré un franc succès, en permettant aux participants de témoigner et discuter ensemble des droits et des expériences de chacun, et de réaliser en même temps que le sentiment d’injustice n’était pas une vue de l’esprit, voire un syndrome psychiatrique. Un espace de parole confidentiel où les usagers ont pu exprimer leurs inquiétudes et questionnements, la présence de travailleurs pairs ayant grandement facilité les échanges et la prise de parole en public.
Reste que malgré toutes les aides proposées pour le recueil de témoignage, certaines personnes refusent toujours de partager leurs expériences. Un phénomène de non-recours qui peut s’expliquer par une absence ou un manque de connaissances, mais pas seulement. À quoi servira de témoigner ? Un mélange de sentiment d’impuissance et d’impossibilité à agir et à changer la situation.
Marie Gutowski
En France, l’usage de drogues est régi par la loi du 31 décembre 1970, qui a permis de créer un dispositif spécialisé de prise en charge des « toxicomanes », construit autour du sevrage et de la psychothérapie. Cependant, cette loi est aussi particulièrement répressive, l’usage simple de drogues pouvant donner lieu à des peines de prison. Aujourd’hui encore, la France est l’un des pays les plus répressifs d’Europe vis-à-vis de l’usage de drogues. Cette guerre à la drogue se solde par un échec : elle contribue à marginaliser socialement les usagers de drogues et à les stigmatiser, à détériorer leur état de santé et à remplir les prisons.