Familles reléguées
Nous poursuivons notre écoute des familles qui restent à la porte, petits paquets en main à remettre à mère, père, grand-mère, tante ou oncle. Après un mois de confinement en Ehpad en avril 2020, le sentiment d’indignité s’agrandit avec le temps. Famille coupable, déjà le passage en maison de retraite représentait un ensemble de pertes – un voisinage, des repères du cadre de vie, de son animal domestique –, voilà des liens familiaux dégradés. L’absence qui abîme.
Pourtant, les familles avaient bien lu dans la chartre affichée dans le hall d’entrée de l’Ehpad un point central à leurs yeux : « Présence et rôle des proches : le maintien des relations familiales et des réseaux amicaux est indispensable aux personnes âgées dépendantes. » Indispensable ? Plus encore, à lire plus bas ces lignes rassurantes au moment de leur choix : « La personne et ses proches ont le droit de prendre des décisions éclairées sur tous les aspects des soins et ils ont également droit au respect de leur souhait quant à leur niveau de participation. »
Présence indispensable, niveau de participation ? Ce point était déjà loin, au point mort, comme on le dit d’un levier de vitesse. Serait-ce le début d’une mort sociale, inscrite dans les mesures d’isolement prescrites par la grande Agence de santé ? Alors que la prise en charge familiale du proche est un réservoir de ressources, une forme de protection et une réassurance morale, survient une forme étrange, un genre de « parloir » inédit.
Le message aux familles est abrupt. Le 20 avril 2020 : « Dès mercredi prochain, nous proposerons aux familles concernées une visite par semaine – 30 minutes – à leur proche dans un espace dédié avec la présence d’un membre de l’équipe psychosocial de l’Ehpad. » Les proches redoutaient de lire cette phrase qui compte le temps, en présence d’un tiers. Par peur de quoi ? Que le vieux parle de ses peurs ? Qu’il se mette à crier « Je veux partir d’ici ! », cette phrase qui reviendrait à dire « lâchez-moi », et de revendiquer sa sortie immédiate.
C’est la lutte intime.
Mais c’est aussi le risque inversé : l’abandon de soi. Le confinement total provoquera cette rupture dont le bilan n’est pas encore fait. Évènement silencieux, trop vaste, trop lourd, anormalement normal qui fait dire parfois aux infirmiers « cette fois, il est au fond de son lit ». Pour dire que le recroquevillé ne demande plus rien et refuse même ses traitements quels qu’ils soient. Il ne sortira plus de son lit. Du haut du vasistas, les médecins ont inventé un mot une expression pour dire cette chute qui prend un nom très particulier, un mot qui pourrait venir d’un médecin randonneur sans doute, le syndrome de glissement.
Glissement mieux que chute. Glissement mieux qu’effondrement. L’imaginaire médical nous en apprend tous les jours sur les détours de l’angoisse de mort. Cet événement qui se répètera tant de fois durant la pandémie ! Mais au-delà de cette invention, la chute sociale et subjective du vieux découle aussi de cette dégradation du tissu relationnel familial qui, inlassablement, fait tenir ensemble les affects et leur histoire. À entendre les messages qui suivent, quelque chose est tombé durant la pandémie : la confiance.
« Il ne sortira plus de son lit. »
Jean-François Laé