La solitude du vieux
« La déchéance n’est pas seulement dure pour ceux qui souffrent mais pour ceux qui demeurent seuls. Une des carences des sociétés développées est que les mourants y sont prématurément voués à l’isolement, sans qu’il y ait là une intention délibérée. Cet isolement prouve que les individus sont encore trop peu capables de s’identifier les uns aux autres. »
Norbert Elias, La solitude du mourant dans la société moderne, Le débat, 1981
C’était quand déjà ? C’était où la pandémie ? Et les vieux dans tout ça ? Ils devenaient quoi ? Que se passait-il pour eux ? Nous sommes déjà pris par cette oublieuse mémoire.
Pour les 600 000 résidents âgés dépendants en Ehpad, le confinement lié au Covid-19 de mars-avril 2020 fut une triple épreuve. La première a été le confinement serré sans bouger en chambre afin d’éviter la contamination au sein des établissements. La seconde fut d’entendre les décès plus fréquemment que d’habitude parmi les bruits de couloir et en toute discrétion. Rappelons que, pendant la première vague, sur les 30 500 décès imputables à la Covid, 14 400 – soit 47% – concernaient des résidents d’Ehpad. Ce chiffre est énorme. Et le silence politique qui l’entourait plus encore, puisque la mortalité ne fut pas annoncée publiquement pendant des mois durant.
Enfin, la réduction des visites de leurs proches – enfants, petits-enfants, parenté au sens large –, aux effets psychologiques redoutables. Faute de visite, faute d’interaction dans les espaces communs, faute de recevoir quelques réconforts « du dehors », un éventail de réactions furent notées entre résignation et colère, accommodement et tristesse.
Laissons les modalités de confinement et les adaptations que certains Ehpad ont pu imaginer pour contrer ces solitudes. Revenons plutôt sur « ce qu’être lié » veut dire. Une fois disparus les visites, les proches, les amies, les relations sociales avec d’autres résidents, que reste-t-il pour vivre mentalement et psychiquement ?
Nous allons écouter la lecture d’une main courante d’un Ehpad du nord de Paris, un espace qui relève les mails envoyés par les familles entre mars et mai 2020, des appels irrités d’être séparé, des demandes d’explication, des tourments sur les effets de l’enfermement en chambre.
Les très faibles relations ont en effet joué un rôle fondamental dans l’expérience du confinement. Si les contacts avec les professionnels ont souvent constitué les seules interactions directes, ils ont été malgré tout réduits par les lourdes charges de travail de ces derniers. D’autant que des stagiaires et des intérimaires sont venus en renfort et que les résidents ne connaissaient pas. De même, les relations avec les professionnels extérieurs, tels que le médecin traitant, le kinésithérapeute, le pédicure ou encore le coiffeur, furent suspendues.
Solitude et repliement ; délaissement et renoncement, les fragiles sociabilités à terre, il ne reste plus grand-chose pour tenir. « Tenir », fixer son attention, demeurer présent, soutenir une conversation, les familles et les proches savent ô combien que leur visite, les encouragements, les souvenirs stimulants, se tenir le bras, les compliments et les cadeaux incitent à « tenir » justement. N’est-ce pas les liens de parenté et amicaux qui « font société » ? Quelle est cette incapacité à donner aux vieux l’aide et l’attention, l’échange et les sociabilités dont ils ont particulièrement besoin ? On y trouve, ajoute Elias, un puissant sentiment de culpabilité refoulée, assorti d’un effacement de la mort écartée du monde ordinaire : « La mort est un des grands périls biosociaux qui menacent la vie humaine. »
Refoulement social – et non pas individuel –, c’est dire combien les familles et les proches ont senti le vent venir lorsqu’on leur a brandi l’annonce d’une interdiction d’entrer. Familles en souffrance, elles ont été tenues à l’écart, renvoyées chez elles. Pour motif sanitaire mais « Que fait-on de nos vieux ? », disaient certains. Quelle est cette zone de fracture entre les proches, les aïeux, et les institutions de prise en charge ?
Rappelons que les Ehpad sont tenus à une diversité de missions définies par le décret n°2015-1868 du 30 décembre 2015. Ils sont censés assurer la gestion administrative du séjour, fournir des prestations d’accueil hôtelier (c’est-à-dire une chambre avec sanitaires, nettoyage de la chambre et des parties communes, la mise à disposition des connectiques pour l’accès à la télévision et au téléphone, l’accès à Internet au sein de l’établissement), des prestations de restauration, de blanchissage (pour les draps et le linge de toilettes, le nettoyage des vêtements occasionnant des frais supplémentaires). Enfin, les établissements doivent délivrer des « prestations d’animation de la vie sociale » pour permettre l’accès aux activités organisées dans l’établissement ou à l’extérieur. De la continuité des liens entre les résidents et la famille ou les proches, nulle mention dans la circulaire de 2015 ! Même en dehors du contexte de crise sanitaire, ces relations restent hors-champ, impensées.
Alors quand la Covid se répand dans les établissements, bousculant toutes les routines de travail, tous les protocoles d’activités, la fracture entre les proches, les résidents et l’institution éclate au grand jour.
Entre la raison hôtelière et la raison médicale, entre le client à satisfaire et le malade à soigner, quid des attaches familiales et des affects qui assurent eux aussi une prise en charge morale, une prise en compte de l’histoire biographique, des gestes réparateurs, une continuité temporelle du lien ? Cette clé de protection du lien porte un nom, c’est la famille élargie aux frères et sœurs, aux tantes et nièces, et avant tout aux enfants dont les filles sont si souvent en avant. Lien d’amarre, trait d’union, garant de transmission, mémoire commune, qu’a-t-on fait pour les écarter de la sorte ?
Au fond, c’est ce qu’on entend dans les messages qui suivent. Avec prudence, les pieds sur les patins de velours, les mots interrogent, questionnent, tournent autour de la porte entre-baillée. Comment accéder à ce lieu hors temps ? Des réponses feront retour. Des lettres aux familles aussi. Mais jamais la solitude du mourant n’aura été aussi forte.
Témoignages lus par Claire Choquet (avec tous nos remerciements)
En 2019 en France, on compte 7 500 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pour un total de 610 000 places. Les professionnels qui y travaillent représentaient 377 000 équivalents temps plein.
Plus d’un tiers des résidents ont plus de 90 ans et la moitié plus de 85 ans (Drees, 2020).
Ces établissements accueillent des personnes souffrant de polypathologies dont, notamment, des pathologies neuroévolutives. La moitié des séjours en Ehpad durent moins d’un an et demi. 82% des sorties correspondent à un décès.
La durée médiane des séjours se terminant par un décès est de deux ans.
Les directives adressées aux Ehpad lors de la première vague (13 mars 2020) préconisaient notamment la « suspension de visites » ainsi que la suspension des « sorties collectives ou individuelles et temporaires des résidents ».
Afin de rompre l’isolement, un espace dédié pouvait « être créé au sein de l’établissement » et des créneaux dédiés aux appels téléphoniques devaient être prévus. Des « solutions mobiles (tablettes, smartphones) » devaient être proposées en cas de besoin. Les exceptions à ces règles devaient relever d’une « situation de fin de vie, une décompensation psychologique, un refus de s’alimenter qui ne trouve pas de réponse au sein de l’établissement ».
Jean-François Laé