« Plus j’avance, plus je recule de vingt pas en arrière »
L’étrangeté, l’écart puis l’éloignement, l’avancée puis l’inachevable, l’accommodement puis l’irrémédiable. Cette jeune femme de 27 ans, que l’on voit devant sa tente assise sur un petit tabouret, corps droit en pleine nuit, a posté en 2010 un lourd dossier de 70 pages à Martin Hirsch, bref haut-commissaire aux Solidarités actives.
Sept photographies accompagnent la liasse de documents : sa tente le jour ; le lavabo d’un bar où elle se lave ; le guichet d’un service public où elle écrit sur un banc ; un anniversaire détendu dans un bar ; sous sa tente recourbée et malade ; assise jambes croisées au sol devant le pavé où était sa tente qui vient d’être volée. Au dos de chaque photographie, une phrase explicite le lieu, la situation, sa peur.
Message de danger, ces lettres et ces photographies courent vers un destinataire inconnu. Ces documents personnels iront-ils au rebut ? Car ce n’est pas le premier dossier qu’Amina poste depuis des années. La liasse contient elle-même plusieurs dossiers qui n’ont jamais abouti, ou plutôt ont abouti à un ferme refus, opposition, rejet, « fin de non-recevoir », dit-on dans le beau langage.
Un corps-à-corps par texte
Tristesse et découragement, le vide et le gonflement du présent font abcès. Amina a peur et se révolte en écrivant à cette administration. Chaque dossier envoyé chez Martin Hirsch est-il un lancer au bord de l’insignifiance ? Amina jette 30 photocopies dans l’enveloppe comme on jette un seau d’eau dans la Seine : bulletin de salaire, facture de téléphone, lettre réponse du sous-préfet, sommation de payer de la RATP, déclarations sur l’honneur, pièces justificatives, attestation de refus d’un guichet, contestations, amendes abandonnées, poursuites judiciaires, demande d’explications, facture d’hôtel, facture de tente, attestation de stage pour être hôtesse de l’air, lettre de la CAF, attestation de droits, perception du RMI, lettre réponse du CCAS.
Amina a pris le soin de commenter chacun de ces documents en rayant des mots, en introduisant sa version des évènements. Sur chacun, elle commente par écrit, proteste, rectifie, ajoute, prend à partie le secrétaire d’État. D’une grosse écriture au stylo, elle annote directement sur les textes, à la marge ou encore dans le dos du document. Elle rature, souligne, s’exclame par des « Oh, Ah ! » lorsque la langue administrative fait des ronds de jambes. Car elle essuie de nombreux refus.
Les exclamations sont une façon de taper du poing sur le dossier, frapper le destinataire, refuser l’abdication. Parfois, elle dessine un petit personnage, la bouche triste, avec une larme à l’œil. Mais qui verse sa larme, semble-t-elle dire, vous ou moi ?
Tourner en dérision les réponses administratives. Les railleries pleuvent par des descriptions dans les guichets, où elle reprend mot à mot les altercations, insultes et mépris
Ces scènes vivantes renversent l’écrit. Tout déborde ! Car Amina veut crocheter le faux, le truqué, la tromperie. C’est un corps-à-corps par texte auquel on assiste. Elle triture les lettres reçues, broie la fourberie, raconte des saynètes qui disent tout autre chose : « Plus j’avance, plus je recule de vingt pas en arrière, façon disque rayé. »
C’est cela qui la met en colère. Car le travail de cette jeune femme au front des guichets est toujours à recommencer : réclamer, se montrer, donner un papier, faire le siège, menacer, épuiser tous les recours possibles. Un droit social, un droit au logement, un droit d’ayant-droit au droit avec sa litanie de preuves de sa bonne foi, de son extrême dénuement, de sa faute. Car c’est la faute qui doit être avouée pour que vienne un peu d’attention.
Renversement, c’est l’opération que l’autrice soutien en contre-écrivant. Manière de repousser l’administration dans les cordes.
Dans ce courrier à écouter, Amina nous jette l’éponge à la figure.
N’en jetez plus ! La cour est pleine !, a t-on envie de lui crier.
Jean-François Laé
(avec un grand merci à Thomas Guiffard et Jean-René Borelly, nos lecteurs)