À Cuba, vieilles et vieux, laissés derrière

Blandine Destremau

Elles restent seules. Elles s’appellent Magda, Fina, Belkis. De fait, ce sont surtout des femmes. De vieilles femmes, ou en train de devenir vieilles, dont la vieillesse est l’horizon proche, dans un Cuba où c’est la famille qui doit prendre soin des personnes âgées, les accompagner, satisfaire leurs besoins, et faire en sorte qu’ils et elles puissent survivre et mener une vie digne et peut-être heureuse avec leur maigre pension de retraite.

Magda n’est pas vieille encore, le mitan de la soixantaine. Elle enseigne toujours à l’université et conduit avec autant d’engagement son travail de recherche et d’encadrement d’étudiants, malgré une maladie chronique qui l’affaiblit. Son fils unique vient de partir avec son épouse et ses deux jeunes enfants aux États-Unis. Il y travaillait déjà à mi-temps comme graphiste, à distance, et on lui a proposé un poste, en présence, qi l’a conduit à prendre la décision de partir avec sa famille. Anita m’envoie une photo des festivités du 4 juillet, la fête nationale étatsunienne, où les deux enfants agitent de petites bannières étoilées au bout de minces baguettes. « Bien sûr, je suis triste. Bien sûr, j’ai peur pour mon futur, et je me sens seule. En lui donnant les moyens d’apprendre l’anglais quand il était enfant, j’ai préparé mon fils pour partir. Je suis contente pour eux, ils auront une meilleure vie, et les petits un meilleur avenir. Je ne veux pas les rejoindre aux Etats-Unis, pas immédiatement en tout cas. J’y perdrais mon autonomie, je ne pourrais plus travailler, je deviendrais juste une grand-mère. C’est mélangé, de la joie pour eux, et un sentiment d’abandon pour moi, mais je ne dois pas être égoïste. »

Fina est en colère. Ancienne gradée de l’armée, elle affiche des convictions révolutionnaires très fortes, fustigeant les effets de l’embargo étatsunien. Son unique petit-fils, violoncelliste de talent, est boursier aux États-Unis. « Il reste là-bas pour sa bourse, mais il reviendra », me disait-elle avec confiance il y a quelques mois. Puis une conversation avec son fils l’a heurtée de plein fouet : il lui a annoncé qu’il allait partir, lui aussi, retrouver son fils qui ne reviendrait probablement pas. « Ce n’est pas tant qu’ils partent, avec la crise que nous traversons, je peux les comprendre, mais pas là-bas, ce sont nos ennemis depuis des décennies, c’est comme s’ils avaient gagné. » Depuis, Fina a perdu de son entrain, les événements minent sa foi indéfectible dans la Révolution, elle reconnaît que des erreurs ont été faites par les dirigeants, que l’embargo étatsunien n’est peut-être pas seul responsable du désastre économique.

C’est avec tristesse que Belkis m’annonce que sa fille, elle aussi boursière mais au Brésil, et qui travaille à une thèse en démographie, ne reviendra pas. « Et voilà, je continuais d’espérer, mais elle a pris sa décision. Ce n’est pas que le Brésil soit un pays de rêve, elle souffre beaucoup de la domination masculine et du machisme, de la violence, du fait que certaines vies n’ont juste pas de valeur. Mais à Cuba, elle n’a pas d’avenir. Elle m’a dit qu’elle ne reviendrait pas, même pour une visite, elle a peur que les autorités cubaines ne la retiennent sous des prétextes administratifs, et qu’elle perde son emploi au Brésil. » Je lui demande si elle envisage d’aller vivre avec sa fille : « Non, jamais de la vie, je n’aime pas les bébés, j’ai une vie pleine de projets, ma carrière de médecin et universitaire est loin d’être terminée, je suis triste, mais je vais continuer. »

Blandine Destremau

Dejados atras

Voir ses enfants migrer est loin d’être une chose nouvelle à Cuba1. La figure du « vieux laissé derrière » (dejado atras) a marqué les mémoires et récits de la période post-révolutionnaire, y compris dans la littérature et le cinéma2. Au cours des premières années de la révolution, l’exil était avant tout politique, touchant surtout les classes supérieures. Il se dit que nombre de ces exilés de la première heure ont laissé à leurs vieux parents la garde de leurs maisons et de leurs richesses, pensant revenir bientôt. Au fil du temps, cependant, les migrations se sont accentuées, impliquant d’autres classes sociales. L’hémorragie migratoire, en grosses vagues devenues historiques, mais aussi diffuse et continue, n’a pas cessé. Certains disposent des moyens pour partir légalement, notamment lorsqu’ils détiennent un passeport espagnol3. D’autres profitent de l’ouverture des frontières de pays centroaméricains (le Nicaragua depuis 2021) pour s’y rendre et remonter jusqu’à la frontière mexicaine. D’autres encore tentent des traversées dangereuses sur des radeaux de fortune ou des barques bricolées, des vedettes rapides qui accostent et quittent les plages en trombe. L’émigration s’est intensifiée depuis la précipitation de la crise économique, et la répression des mouvements sociaux de 2021.

Des vieux et vieilles et adultes vieillissants que je rencontre4, nés dans les années 1930 à la décennie révolutionnaire des années 1960, la plupart ont vu partir des frères, des sœurs, des conjoints, des parents, des fils et filles, des ami.es et des voisin.es. C’est le sujet du roman de Leonardo Padura, Poussière dans le vent5. L’éparpillement des membres de la famille, la distension des liens, voire la perte de la trace de proches, est fréquemment évoquée dans les récits de vie. Ils sont d’autant plus prégnants et marquants quand l’existence a été longue, et que les départs et absences se sont succédé et articulés : « Mon fils est parti au Panama il y a plus de vingt ans, Il ne veut pas revenir ici et je n’ai pas les moyens d’y aller. Je ne connais pas mon petit-fils », me dit Teodora, une octogénaire dont la grand-mère est née esclave, et dont la propre mère a racheté la liberté. En revanche, sa fille qui a émigré au Canada maintient les liens : « Elle s’occupe de moi, elle m’envoie de l’argent. Elle m’a invitée pour la remise de diplôme de son fils. Mon autre fille vit encore ici, elle est institutrice. Elle ne me laisserait jamais. » Dans les histoires de vie que j’ai entendues, nombre de femmes maintenant âgées (et aussi des hommes) disent être restées « pour leurs parents », que leurs frères et sœurs soient partis en les laissant sur place, ou qu’il n’y avait pas d’autres enfants. Les grands-parents élevant les enfants de leurs propres enfants émigrés sont légion, au point que le code de la famille adopté en 2022, modernisant celui de 1975, leur confère des droits spécifiques.

Blandine Destremau

Je n’ai plus rien à y faire

Ces départs, sous le coup des lois qui qualifiaient les émigrés de déserteurs, ont été irréversibles jusqu’à 2013. Lorsque se profile le besoin d’assistance et la fin de vie, cette irréversibilité se fait plus douloureuse encore. En 2013, la loi s’est assouplie, permettant la « récupération des droits » des exilés, et des mobilités pendulaires. Nombre d’émigrés ont pourtant choisi de ne pas retourner à Cuba, même pour une courte visite : « Je n’ai plus rien à y faire, je ne veux pas voir ce que ce pays est devenu », me dit un Cubain vivant à Paris, dont la mère, partie sur un rafiot de fortune dans les années 1980, est toujours portée disparue. Lorsque son père est mort, seul, à Cuba, il a confié la liquidation de l’héritage et la vente de l’appartement dont il pouvait hériter à une amie, refusant d’y retourner.

Ces trous dans les lignées et parentés font écho aux récits sur les générations d’aïeux d’Espagne, de Chine et aux ruptures générationnelles engendrées par l’émigration vers Cuba d’un grand-père ou d’une grand-mère à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe. D’un côté, ceux qui ont laissé derrière leurs proches en venant à Cuba pour se réfugier, travailler ou entreprendre à Cuba6. Implantés sur l’île, leurs descendants n’ont souvent que des bribes de connaissances de cette mobilité fondatrice et peu de liens avec leurs cousins « restés là-bas ». De l’autre côté, les Cubains et Cubaines qui sont laissé.es derrière par le départ de leurs proches depuis les années 1960 et, de façon intensifiée, au cours des années récentes, et dont les liens, bien souvent, de distendent au fil du temps et des polarisations politiques.

Faire famille à distance

La littérature scientifique sur les « left behind » s’attache à analyser les transformations des contextes d’émigration du point de vue de « ceux qui restent », qu’il s’agisse de jeunes ou de vieux dans les campagnes françaises pendant la révolution industrielle et l’intensification des mobilités vers la ville, de femmes lorsque les hommes migrent en nombre, d’enfants dans des contextes où l’un ou les deux parents les quittent pour travailler en ville ou à l’étranger ou encore, comme ici, de personnes âgées ou vieillissantes. Il est question de familles transnationales, de la chaîne globale du care, et des adaptations dans la distribution des rôles de genre et de génération, et en particulier le rôle accru des grands-parents quand la génération adulte migre. Il est aussi question du prendre soin à distance, lorsque des enfants installés loin de leurs parents âgés s’acquittent de leurs responsabilités filiales par des envois d’argent permettant de rémunérer des aides, par des appels téléphoniques et des voyages aussi fréquents que possible.

Pour la génération de Cubains et Cubaines née dans les années 1980 ou 1990, qui n’a connu que la crise du socialisme cubain, quitter le pays permet d’espérer un élargissement des possibles, une meilleure reconnaissance professionnelle7. Ils savent pourtant qu’il leur faudra travailler dur, pour rembourser la dette de voyage tout d’abord, pour installer une existence matérielle confortable ensuite. Et ceux qui restent semblent les comprendre : eux et elles, dont une bonne part de l’existence a été portée par l’aventure révolutionnaire, sont désabusés, luttant pour un quotidien de plus en plus difficile, sans guère d’espérance que les choses s’améliorent de façon durable. Génération après génération, la figure du vieux ou de la vieille sans famille présente près de lui s’est élaborée comme un problème, d’abord peu visible sauf dans les récits singuliers, et désormais porté dans la sphère publique, une des dimensions de la « crise du care ».

Blandine Destremau

Qui va prendre soin de moi ? 

La possibilité d’envoyer de l’argent et l’émergence à Cuba d’un marché des soins personnels à domicile semblent désormais absoudre les migrants de demeurer auprès de leurs parents âgés. Avec l’argent reçu, les vieux et vieilles resté.es sur l’île peuvent améliorer leur ordinaire, payer des mensajeros pour faire la queue à leur place dans les longues files d’attente d’approvisionnement, rémunérer des aides à domicile pour prendre en charge une partie des tâches quotidiennes et assurer un peu de présence. Mais elles ne remplaceront pas, pour Anita, les visites joyeuses de ses petits-enfants, qui venaient après l’école attendre leurs parents chez elle, et la sollicitude de son fils, toujours prêt à l’aider à de petites réparations ou tenter de trouver les médicaments dont elle a besoin.

Ceux qui restent se voient condamner à une vieillesse marquée par l’absence de famille, un stigmate dont la honte qui prévalait jusqu’à récemment se dissout désormais dans une sorte de normalité : autour d’Anita, Fina, Belkis, bien d’autres se retrouvent seuls, compensant par l’amitié, le voisinage, la fréquentation d’organisations d’éducation populaire l’éloignement de leurs proches. « Qui va prendre soin de moi ? », se demandent-ils et elles avec angoisse, alors que les politiques publiques continuent d’assigner à la famille le soin des proches.

Blandine Destremau
(CNRS Iris / EHESS)

1) Une bonne partie de cette ancienne génération, aujourd’hui vieillie, n’a pas eu d’enfants, et malgré les maigres statistiques sur la question, il semble que cela concerne une personne sur cinq de la génération née dans les années 30 et suivantes.

2) Voir notamment le dernier film de Carlos Lechuga, Vicenta B., sorti en salles en France le 11 octobre 2023.

3) L’Espagne a édicté deux lois dites « des petits-enfants », qui permet à des ressortissants étrangers pouvant faire la preuve d’une ascendance espagnole de réclamer la nationalité. La première loi, édictée en 2007, dite « de mémoire historique », a permis à 150 000 Cubains et Cubaines d’acquérir la nationalité espagnole. La nouvelle loi, d’octobre 2022, dite de « mémoire démocratique », élargit les possibilités (notamment aux enfants de ceux et celles ayant bénéficié de la première loi) et prescrit un terme de deux ans pour solliciter la nationalité espagnole.

4) Depuis une douzaine d’années, je mène à Cuba une enquête ethnographique, qui m’a permis de suivre les évolutions dans la vie de plusieurs familles. Voir Destremau Blandine, Aging and Generations in Cuba. Unravelling the Care Crisis, Lexington Series on Cuba, Rowman and Littlefield, 2023; et Vieillir sous la révolution cubaine. Une ethnographie, Paris, éditions de l’IHEAL, 2021. 

5) Traduction française parue aux Éditions Métalié, 2021. Édition originale en espagnol : Like Dust in the Wind, Tusquets, 2020.

6) Il ne s’agit pas ici des personnes amenées de force à Cuba, en particulier les esclaves, mais des flux migratoires de main d’œuvre suscités, sous diverses modalités plus ou moins libres, gagées ou forcées, dans les années où l’importation d’esclaves devenait compliquée (à partir de la moitié du XIXe siècle), et plus encore après l’abolition de l’esclavage en 1886.

7) Il ne s’agit pourtant pas uniquement d’émigration vers l’étranger : de nombreux territoires sucriers, miniers et industriels, frappés par la fermeture d’usines à la fin des années 1990 et au début des années 2000 ont vu partir des cohortes de jeunes adultes vers les grandes villes cubaines.