À Cuba, des viagers qui prennent soin

Blandine Destremau 

À Cuba, famille et logement sont inextricablement liés : le manque de logements disponibles à l’achat ou la location, la complexité de la vie quotidienne, la dilatation des temporalités nécessaires à l’approvisionnement, aux déplacements, aux démarches, conduisent à des situations très fréquentes de cohabitation intergénérationnelle. Les grands-parents prennent en charge une partie importante des tâches domestiques pour l’ensemble du groupe domestique, et s’attendent à recevoir les soins de leurs enfants et petits-enfants lorsqu’ils en auront besoin. De leur côté, les politiques publiques laissent aux familles la responsabilité de leurs vieux : « La famille doit prendre soin des plus âgés », ai-je souvent entendu de la part des autorités sociales et sanitaires. « C’est son devoir, et c’est dans leur famille que les vieux sont le mieux. » Le code des familles de 2022 renforce encore cette norme morale et pratique.
Cependant, l’effet conjugué de vagues successives d’émigration et de réduction de la fécondité affecte cette famille idéale du care. Et, grâce à l’universalisation des services de santé, la longévité s’est considérablement accrue. De nombreux vieux et vieilles se retrouvent seuls pendant des années, même s’ils ont les moyens de recourir à quelques services privés à domicile. Les institutions d’hébergement, couramment appelées « asiles », n’offrent qu’une solution honteuse et de dernier recours. Héberger chez soi une personne ou un couple qui prendra soin de soi jusqu’à sa mort est une pratique courante, une façon de faire famille dont la contrepartie attendue et différée, parfois pendant de longues années, est le legs du logement : rédiger un testament, comme une promesse, mais aussi un levier de pouvoir, parfois contesté par des héritiers.
Voilà un extrait de mon livre, Vieillir sous la révolution cubaine. C’est le chapitre 7 : « Qui prendra soin de moi ? »

« Lors d’un séjour à Trinidad en 2016, nous découvrons un arrangement en viager. Honorio, l’hôte qui nous loue des chambres dans sa jolie maison de style colonial du centre-ville, semble vivre une situation résidentielle bien particulière. Il a quatre-vingt-trois ans quand nous le rencontrons, beau vieil homme, alerte et sage, quoique marchant lentement et un peu courbé, apparemment fatigué. Il est le cadet et le seul survivant d’une famille de cinq frères et sœurs, et donc seul héritier de la maison de son père. Honorio est veuf depuis plusieurs années. Son fils unique est frère mariste et vit à Miami. Il est venu à Trinidad pendant la maladie de sa mère, mais ne souhaite ni revenir à Cuba ni récupérer la maison. Il a invité son père à lui rendre visite l’année précédente et ils ont évoqué l’idée que Honorio reste vivre aux États-Unis avec son fils, mais le vieil homme a refusé : il ne souhaite pas quitter Cuba. Du coup, Honorio n’a plus de famille à Cuba, à l’exception de neveux et nièces qu’il ne voit plus. En accord avec son fils, il a pris la décision d’accueillir chez lui un jeune homme, José. Ils se sont rencontrés un jour où ce dernier venait récupérer ses rations alimentaires chez son ex-belle-mère, dans la maison d’en face. Le jeune homme s’occupe des courses, de l’intendance et des réparations de la maison, mais c’est une dame qui vient tous les jours faire le ménage, accompagnée de son fils handicapé. L’expression qu’emploie Honorio pour décrire les fonctions de ce jeune homme est : « il m’accompagne ». Au fil des quelques jours que nous passons dans cette maison tranquille, je me rends compte que c’est avant tout de présence qu’il s’agit : les deux hommes regardent la télévision ensemble le soir, prennent le café du matin ensemble. Honorio dit aussi : « Il me cherche des clients. » Honorio me glisse qu’il a fait un testament en faveur de José : c’est lui qui héritera de la maison à sa mort.
Les arrangements de ces viagers se font selon les moyens et les attentes des uns et des autres : parfois, la personne qui aide est juste logée gratuitement, sans attendre plus, et même en contribuant aux dépenses de la personne âgée. Ce serait le cas de cette jeune femme blonde qui vit sur le toit de l’immeuble d’Alian et Melina, dont le petit garçon vient jouer avec Amadeo. Elle aussi prend soin d’une vieille dame. « Je n’ai jamais vu la vieille dame, je pense qu’elle ne sort jamais, et de toute façon, elle ne peut plus descendre les escaliers. La vieille dame ne reçoit qu’un chèque de l’assistance, 154 pesos. De fait, c’est elle (la jeune femme) qui lui paye ce dont elle a besoin », me commente Melina. En principe, elle n’aura qu’à prouver son temps de résidence dans les lieux pour garder ses droits après le décès.

Les bruits courent sur les chasseurs de prime qui profitent de la vulnérabilité de personnes âgées sans défense. J’entends : « Les cuidadores à domicile parfois sont très gentils jusqu’à ce que le vieux fasse le testament, puis font tout ce qu’ils peuvent pour qu’il meure vite : ils le privent de nourriture ou d’eau. » Rosita, présidente d’un CDR de Centro Habana, veille pour que cela ne se produise pas. Elle me raconte : « Une vieille dame qui habite au cinquième étage de cet immeuble ne sortait pratiquement plus et les voisins ne l’avaient pas vue depuis plusieurs jours. Alors je suis allée lui rendre visite et j’ai constaté qu’elle n’arrivait plus à descendre les escaliers ni à s’occuper de sa maison ni faire les courses et la cuisine. Elle n’a pas d’enfant, personne. D’accord avec la travailleuse sociale et le médecin du consultorio, j’ai commencé les démarches pour la faire entrer dans une maison pour les anciens. Au bout de quelques semaines, elle a eu une place, mais quelques jours plus tard, déjà, elle demandait à sortir. Elle n’a pas voulu y rester. »
« Elle a rencontré là-bas un jeune homme qui lui a proposé de venir s’installer avec elle et de prendre soin d’elle. Je ne sais pas ce qu’il faisait là-bas, peut-être justement qu’il cherchait une vieille personne dont il pourrait s’occuper et qui le logerait, et dont il pourrait hériter du logement ? Bon, nous, on sait bien pourquoi il le fait, il veut l’appartement. Il faut les surveiller, ces cuidadores, on les soupçonne toujours de maltraiter le vieux, d’accélérer sa fin. Lui, je le surveille de près, je monte régulièrement. Si je constatais qu’il ne s’occupe pas bien de la petite vieille, j’appellerais la police immédiatement et il ne pourrait jamais hériter. Mais je dois dire qu’il est très bon avec elle, il lui fait de la bonne cuisine, il passe les soirées à parler avec elle et lui répare des choses dans sa maison. Tout est très bien tenu, je n’ai rien à dire. Elle est probablement mieux que si elle était restée dans la résidence de personnes âgées. »

Blandine Destremau 

Ces arrangements en viager sont rendus possibles par une conjonction de situations et de règles. Tout d’abord, comme mentionné plus haut, la situation démographique joue un rôle important : l’exil massif de Cubains, plutôt jeunes, a laissé de nombreuses personnes vieillissantes sans fils ou fille pour prendre soin d’elles au grand âge. Certes, une fille est souvent restée au pays pour prendre soin de sa mère, mais avec le temps, les aidants adultes sont eux-mêmes devenus vieux et se sont retrouvés seuls au décès de leur parent. Il faut ajouter la chute rapide du taux de fécondité : à moins de deux enfants par femme depuis la fin des années 1970, de nombreuses personnes âgées sont sans enfants et, si elles en ont, sans enfant au pays.
Ensuite, le droit successoral ménage une large liberté testamentaire : l’ensemble du patrimoine peut être légué par testament à Cuba, du moment que ce dernier est reconnu valide et les « héritiers spécialement protégés » pris en compte.
En troisième lieu, les lois révolutionnaires sur le logement ont favorisé ces arrangements en viager. La limite d’un logement par personne a contribué à inciter des enfants à faire le sacrifice d’une propriété dont ils ne pourraient pas hériter légalement, surtout lorsqu’aucun tiers ne pouvait inscrire le bien à son nom. Dans un contexte où de très nombreux Cubains exilés et propriétaires avaient perdu tout droit sur leur patrimoine et que les familles résidentes à Cuba étaient déséquilibrées par des trous générationnels, ces possibilités étaient de fait réduites, laissant des logements sans propriétaire à la mort de leur détenteur initial. D’autant que, une fois un cuidador installé, la protection des occupants rend son expulsion pratiquement impossible au décès du ou de la propriétaire, même sans testament. La pratique des arrangements de soins en viager leur confère en effet une forme coutumière mais codifiée par le droit : le legs post-mortem en est une compensation attendue et légitime. Toute transaction devant passer par l’État, qui devient formellement propriétaire des logements avant de légaliser quelque mutation que ce soit, c’est le bureau des viviendas qui sollicite des témoignages de voisins et responsables du CDR, arbitre entre les différents droits et prend la décision d’attribution.

La restauration du marché immobilier depuis 2011 a changé la donne. Les enfants émigrés, qui ont depuis 2013 le droit de récupérer leur bien et leurs droits à Cuba, ou des parents, neveux, nièces ou cousins, même éloignés, tendent à s’opposer à la validité de testaments faisant hériter une cuidadora sans lien de parenté. Le droit d’occupation est de plus en plus mis en tension avec le droit de propriété. Les actes testamentaires établis en faveur d’une personne installée à demeure dans un accord viager sont de plus en plus contestés devant les tribunaux par des héritiers avides de récupérer un bien dont la valeur, dans les quartiers centraux de La Havane, est devenue considérable : si les valeurs officielles des logements sont toujours décidées par l’administration et les taxes de 4% calculées sur cette base, les prix effectifs sont désormais ceux d’un marché immobilier spéculatif, alimenté par des transferts massifs de capitaux de l’étranger et impliquant d’importants versements sous la table. Par ailleurs, le marché du soin à domicile se développe contre salaire. Aujourd’hui, les personnes âgées, mais surtout leurs descendants, préfèrent souvent payer quelqu’un qu’ils peuvent licencier quand ils veulent, plutôt que d’être coincés pendant des années avec un cooccupant du logement, qui revendiquera des droits sur un patrimoine de valeur importante, réserve de capital pour une classe moyenne dépourvue d’épargne.
Pour autant, s’ils se sont pratiquement réduits aux situations où la personne âgée n’a aucun héritier, les arrangements de care en viager contre legs de propriété n’ont pas disparu. […] »

Blandine Destremau

Vieillir sous la révolution cubaine. Une ethnographie, Blandine Destremau (2019) 

Photos extraites de la page personnelle de l’auteure