Des Jeux paralympiques, je n’ai vu aucune retransmission télévisée. Ces jeux 2024, je les ai donc lus et vus dans le journal Libération dont mon abonnement me suit dans ma retraite forestière.
J’ai lu les portraits des championnes et champions handisports, leurs interviews, leurs performances, j’ai découvert comme beaucoup d’autres les règles de discipline dont j’ignorais l’existence, j’ai mieux compris les différentes catégories. J’ai lu ces pages comme, au milieu de l’été, celles consacrées aux JO, avec le même intérêt que toutes les pages sportives…
Mais, car il y a un mais, plusieurs fois, mon regard s’est longuement arrêté sur les photographies qui accompagnaient ces articles. Libé est un journal qui a une ligne iconographique – si on avait besoin d’être convaincu, l’exposition, dans la cour de l’Hôtel de Soubise aux Archives nationales l’hiver dernier, de cinquante ans de photographies parues dans le quotidien a fait preuve. Ces images m’ont troublé. Je ne parle pas de celles, fort nombreuses, où rien ne paraît du handicap, où, pourrait-on dire, il est invisible ou invisibilisé.
Les clichés qui m’ont troublé sont à l’image de la Une du jeudi 29 août, au lendemain de l’ouverture des Paralympiques. L’image du photographe Umit Bektas de l’agence Reuters est forte, on la croirait extraite d’un film de science-fiction de James Cameron ; Théo Curin, animateur télé et ex-nageur handisport, précise la légende, sort d’une voiture recouverte de mascottes rouges au centaines d’yeux ; il est de profil, il porte un très élégant costume blanc. Le pantalon s’arrête aux genoux, deux prothèses de métal en sorte chaussées dans des mocassins noirs ; la manche de la veste, elle aussi est plus courte, et le bras amputé de l’homme est visible. On ne voit même que lui, et le portrait d’Olivier Faure en médaillon sur un bandeau au-dessus n’existe plus. L’image est incroyable, presque irréelle tant elle est éloignée de celle que j’ai dans ma rue, chaque jour ou presque de l’année, de l’homme en fauteuil en bas de chez lui fumant cigarette sur cigarette, ou de cette mère qui vient quotidiennement devant le Centre Pompidou avec sa grande fille lourdement handicapée en fauteuil contempler le monument. Sur cette Une, le handicap est magnifié, Théo Curin apparaît comme un surhomme – L’homme qui valait 3 milliards de mon enfance.
J’ai éprouvé le 3 septembre cette même impression : cette fois, c’était une femme, Béatrice Vio ; elle est dans un fauteuil roulant aux couleurs de l’Italie, elle tient un sabre, elle ne porte pas de casque, elle a les cheveux blonds coupés court, en brosse et décolorés. Elle ne nous regarde pas. Elle est concentrée et sur sa joue, il y a une énorme cicatrice. L’image est aussi inquiétante que fascinante : c’est comme si ce corps était celui d’une combattante, comme si l’impossibilité de marcher, l’avant-bras manquant et les marques sur le visage résultaient de la pratique de son sport, comme si Béatrice Vio était la métaphore totale de l’escrime. Une sur-sportive.
Une photographie du journal du week-end des 31 août et 1er septembre avait renforcé mon impression. On y voyait deux joueurs de cécifoot : Alessandro Bartolomucci, le goal avec ses gants, face à Frédéric Villeroux ballon aux pieds mais les yeux totalement masqués. On songeait bien sûr au Mbappé masqué lors de l’Euro en juin mais bien que je ne connaisse aucun des deux joueurs, se dégageait de cette scène une beauté bien plus forte que le joueur de l’équipe de France driblant ; ce n’était pas la toute-puissance qui dominait mais une étrange beauté ; décontextualisée, l’image aurait pu faire croire à une performance d’art contemporain. Soudain, une scène ordinaire, celle d’un duel entre un avant-centre et un goal devenait extraordinaire. Elle m’évoquait une séquence d’un film où l’on voyait des enfants d’un village pauvre d’Afrique subsaharienne jouer au football sans ballon. Au fond, cette photo suggérait que tou.te.s celles et ceux qui pratiquaient le football, fussent-ils malvoyant.e.s, partageaient la même joie du jeu, celle innocente de l’enfance.
Sans doute cette image de cécifoot masquait une autre photographie publiée la veille, le 30, en grand format qui avait suscité chez moi un malaise profond. Sur le cliché en plan large, figuraient en fauteuil Fayal Meguenni, Aurélie Aubert et Aurélien Fabre, pratiquant la boccia (ce sport proche de la pétanque, disent les journalistes), et derrière eux, deux hommes valides portant un tee-shirt « France », deux autres sportifs eux-aussi en fauteuil. Derrière Aurélie Aubert, une jeune femme tenait le fauteuil de la championne. La photographie restituait un singulier jeu de regard, Meguenni et Aubert regardaient la boule que cette dernière semblait venir de lancer, les deux hommes en bleu avaient le regard baissé vers l’arrière, tandis que Fabre fixait ses deux équipiers. Ce sont les yeux de ces derniers qui, chez le lecteur qui avait devant lui cette image, provoquait un malaise. Ce qui se dégageait du regard de Fabre, c’était un soutien, un encouragement extraordinaire que nous ne pouvions, nous, éprouver. Ce regard nous excluait.
Il y eut d’autres photographies dans Libé, celle illustrant le portrait dès le mercredi 28 août de Nantenin Keïta, spécialiste du 100 m, elle aussi malvoyante. Elle ne regardait pas l’objectif de Florence Brochoire, la photographe. Bien des écrivains, artistes, ex-stars du porno qui font l’objet du portrait de la dernière page de Libé ne regardent pas non plus l’objectif. Nantenin Keïta était juste belle dans son sweat à capuche violet. Peut-être voyait-on surtout un sourire poindre sur le visage de cette jeune femme racisée.
Si de la parathlète porte-drapeau de la France, je ne voyais que la couleur, la photo qui parut dans le journal du 31 août, prise par la même photographe et publiée en page intérieure, du nageur brésilien Gabriel dos Santos Araujo, surnommé « Grabrielzhino » donnait soudain à voir comme en rappel de la Une d’ouverture des Paralympiques, le handicap comme identité. Bien que publié en petit format, comme si les iconographes du service photo de Libé avaient anticipé la puissance de l’image, le nageur sans bras figurait de dos, on apercevait juste son visage et de sa bouche sortait un jet d’eau, digne d’un dauphin. Cette image pour qui ne connaissait pas ce très grand champion, disait soudain, peut-être parce que Grabrielzhino était dénudé, « ce corps que vous ne voulez pas voir tous les jours, au bureau, dans la rue, au supermarché, aujourd’hui regardez-le et ne l’oubliez pas ». Je songeais alors à la photographie de Raymond Depardon des deux athlètes noirs qui en 1968 levèrent un poing ganté sur le podium des Jeux de Mexico en solidarité à leurs frères et sœurs afro-américains victimes de racisme.
Philippe Artières