« Il est temps de sortir d’un humanitaire gestionnaire et diplomatique pour entrer dans un humanitaire politique et solidaire »

Campagne de Médecins du monde

Travaillant au sein d’une grande organisation internationale touchée de plein fouet par les coupes budgétaires américaines, Carine Magen raconte comment la sidération première laisse désormais place à une remise en cause des fondements mêmes de l’aide humanitaire.

Lorsque l’administration Trump a annoncé les premières coupes massives dans l’aide internationale, la sidération a été immédiate. Rapidement, d’autres pays donateurs ont emboîté le pas. Et avec ces décisions, c’est tout un pan de notre travail qui s’est effondré : fermeture de programmes, licenciements de collègues, arbitrages violents entre ce qui serait considéré comme « prioritaire » ou non. C’est dans cette tempête que j’ai mesuré à quel point notre système humanitaire était suspendu à des décisions politiques éloignées, brutales, et souvent indifférentes.

De quoi notre solidarité est-elle le nom ?

Très vite, cette crise est devenue un miroir cruel : arrêt immédiat de certains programmes, réductions drastiques de personnel, tri arbitraire entre les causes « prioritaires » et les autres, souvent tout aussi vitales. Plus que des restructurations, c’est la nature même de notre engagement qui a été interrogée. De quoi notre solidarité est-elle le nom ? Était-elle conditionnée par des flux financiers ou par une conviction inébranlable ? Qui servions-nous vraiment : les populations affectées, ou les équilibres diplomatiques d’un monde hégémonique désormais en perte de repères ?
Le doute nous a envahis : comment justifier auprès de nos collègues sur le terrain l’interruption d’un programme salvateur ? Comment annoncer à des mères que leurs enfants, pourtant pris en charge hier, ne bénéficieront plus d’aucun soin aujourd’hui ? Les mots manquent, les « éléments de langage » sonnent creux. Dans ces moments, le langage lui-même devient complice d’un mensonge structurel. Il ne reste alors qu’un sentiment d’injustice, brut, glacial, et l’impuissance, paralysante.

Mais après l’effondrement, vient parfois un sursaut. Une lente remontée vers le sens, vers une lucidité nouvelle. Car cette crise, bien que dévastatrice, n’est pas seulement un effondrement : elle est aussi un révélateur. Peut-être fallait-il cet électrochoc pour voir que l’ordre ancien n’était pas soutenable. Ce système, fondé sur une asymétrie Nord-Sud perpétuée depuis les indépendances, portait en lui ses propres contradictions. Il prétendait soulager les effets sans jamais interroger les causes profondes des désastres humanitaires qu’il prétendait combattre.

Pour un humanitaire politique et solidaire

Il est donc temps de cesser de panser les plaies sans dénoncer les coups. De sortir d’un humanitaire gestionnaire et diplomatique pour entrer dans un humanitaire politique et solidaire. Nos interventions doivent s’inscrire dans des luttes globales contre les logiques extractivistes, autoritaires et inégalitaires. Elles doivent s’allier aux combats écologistes, féministes, décoloniaux, pour sortir enfin de l’entre-soi bienveillant mais aveugle.
Nous n’avons plus le luxe de la neutralité. La réalité du monde impose des choix, des alliances, une éthique radicale. Les ONG doivent devenir les actrices d’un changement systémique, au lieu d’être les amortisseurs d’un capitalisme en crise. Le moment est venu de reconfigurer notre imaginaire, de penser des formes d’aide non plus verticales mais horizontales, réciproques, coopératives.
Le constat est implacable : ceux qui gouvernent s’accommodent trop facilement de l’inacceptable. Leur silence, leur inaction, leur hypocrisie ont un prix, payé par les plus vulnérables. Face à cela, notre responsabilité est immense. Elle consiste désormais à construire, ensemble, des solidarités insoumises, résistantes, capables de tenir tête aux logiques de destruction.

Le dernier souffle d’un monde né de la colonisation

Ce qui s’effondre sous nos yeux, c’est peut-être le dernier souffle d’un monde né de la colonisation et nourri par l’illusion du progrès linéaire. Nous devons choisir le monde qui vient : un monde de résistances collectives, de souverainetés partagées, de dignité retrouvée. Si le système humanitaire doit renaître, que ce soit sur les ruines de l’ancien, libéré de ses entraves, et tourné vers un avenir véritablement commun.
Ensemble, nous lançons un appel : que l’aide internationale se réinvente non pas dans les cercles de pouvoir, mais à partir des réalités vécues. Qu’elle cesse d’être une réponse temporaire à des crises permanentes, pour devenir un levier d’émancipation, un outil de résistance, et un espace de solidarité véritablement partagée.

Carine Magen