Jean-François Ravaud, socio-épidémiologiste, est directeur de recherche émérite à l’Inserm, ancien directeur de l’Institut fédératif de recherche sur le handicap. Il vient de prendre sa retraite.
Personne handicapée, chercheur en sciences humaines, vous avez bien connu les combats des usagers de la santé…
Oui et non. Les associations de malades ou d’usagers dans le domaine de la santé m’ont toujours passionné, mais professionnellement, je n’ai pas vraiment conduit de recherche sur le sujet, même si autour de moi, dans mon unité de recherche, plusieurs travaillaient sur les mobilisations de malades, en particulier sur celles autour du sida. Et d’ailleurs, j’évoquais avec eux qu’il y avait un passé, militant et actif, autour des associations de malades, que tout n’était pas né avec le sida. Et que donc, il n’était pas exact de parler d’émergence, voire de naissance ex-nihilo, d’un milieu associatif avec le VIH. Et les associations dans le domaine du handicap en étaient un exemple fort.
Quand sont apparues les premières associations autour du handicap ?
On peut dire que depuis la fin de la Première Guerre mondiale, il y a l’arrivée des vétérans, des mutilés de guerre, des gueules cassées, et donc la question des réponses, de la réadaptation, de l’appareillage, de l’indemnisation. Ces derniers étaient extrêmement mobilisés. En même temps, en 1921 la Fédération des accidentés du travail s’est créée, et puis il y avait aussi des mouvements autour de la tuberculose. Quant à l’Association des paralysés de France (APF), elle naît formellement dans les années 19301. Il faut noter que l’APF est d’emblée une association pilotée par les personnes handicapées elles-mêmes. Ce sont elles qui la dirigent, elle n’est donc pas lancée par des professionnels. Ce sont les premiers concernés qui la fondent. Et depuis, les présidents de l’APF ont toujours été des personnes handicapées.
Des lieux s’ouvraient grâce à la Sécurité sociale
Quel était l’objectif de l’APF ? Et la suite ?
Au tout début, un des premiers objectifs était de sortir les handicapés moteurs des asiles ou des hospices où ils croupissaient parfois. Des collectifs vont mettre en place après la Seconde Guerre mondiale les premières structures de travail protégé. Des groupes se créent autour des handicaps mentaux et de l’enfance inadaptée, qui convergeront vers l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (Unapei)2.
Avec la création de la Sécurité sociale, il va s’opérer, un tournant essentiel, avec une délégation donnée par l’Etat aux associations de créer des institutions pour prendre en charge les différents handicaps avec un financement de fonctionnement fourni par un prix de journée. Toutes les associations se sont lancées dans la création et la gestion d’établissements. Et ce fut à partir des années 1950-60 un âge d’or de l’institutionnalisation dans tous les secteurs du handicap. On sortait du handicap enfermé dans l’hospice et l’asile ou encore de la réclusion à domicile. Des lieux s’ouvraient. Et tout cela, grâce à la Sécurité sociale…
Quel est le regard autour du handicap dans ces années 1960 ?
À l’époque, on ne parlait pas de handicap en général, on parlait des aveugles, des sourds, des handicaps moteurs ou mentaux, on était défini par sa déficience, et l’ensemble des handicaps ne faisait pas catégorie. Les critères qui faisaient lien : le contexte d’origine – que ce soit la guerre, les accidents du travail, les infirmités civiles ou de naissance. Le deuxième était la cause médicale, puis le type de fonction atteinte. Tout le système associatif était alors structuré sur ces critères ; soit l’origine, la cause, ou la nature du déficit. Ce n’est que bien après – avec un ouvrage fondateur de René Lenoir, Les exclus, en 1974 – que l’on a commencé à en faire une catégorie unique, puis à planifier une loi pour l’encadrer qui sera celle de 1975.
Le tsunami de la poliomyélite
En même temps, ces années-là voient le développement de nouvelles associations…
Oui, mais n’oublions qu’il y a d’abord les grosses associations gestionnaires, très importantes, avec un nombre imposant d’employés, une implantation nationale et une visibilité locale. L’APF, ce sont des budgets considérables, avec une quête annuelle dans l’espace public, tout cela n’est pas rien.
Mais c’est vrai, de l’autre côté, une autre histoire se déroule, avec un événement déclenchant central : l’après-guerre, ce sont en effet les grandes épidémies de polio, le vaccin n’arrivant qu’en 1958. La polio, on l’a oublié, mais elle semait la terreur dans l’opinion publique. Alors que la révolution des antibiotiques donnait l’illusion d’avoir rejeté les maladies infectieuses dans le passé, elle touchait des enfants, en masse et ce qui a surpris, c’est qu’elle touchait plus les classes favorisées et avait une prédilection pour les pays occidentaux, en particulier les USA de plein fouet, laissant perplexes les hygiénistes. La polio3 dans les années 1950 était médiatiquement parlant comme un tsunami, avec des camps militaires en pleine ville aux USA pour accueillir les personnes touchées, avec des marches d’appels de fonds (March of Dimes), comme pour le Téléthon. C’était un choc de santé publique, avec des enfants hospitalisés pendant de longues périodes, comme à l’hôpital de Garches qui va, de ce fait, avoir un rôle essentiel comme centre national de traitement des séquelles de poliomyélite. À Garches va ainsi naître l’assistance respiratoire, la médecine de rééducation ou encore l’école à l’hôpital.
Ce contexte épidémiologique n’est pas sans conséquence sur l’histoire du milieu associatif. Un grand nombre de ces enfants touchés vont arriver vers les années 1968 à l’université, provoquant de fait un effet de génération ; ils ont eu l’expérience d’une vie collective – celle de vivre ensemble comme une communauté – et c’est à Garches que vont émerger de nouveaux collectifs qui vont peu à peu se transformer en associations, mais ils vont le faire sur d’autres logiques que les associations préexistantes.
Vous étiez partie prenante de cette ébullition…
J’ai été à Garches, j’y ai été hospitalisé de 1956 à 1960, puis j’y suis retourné après pour des interventions chirurgicales. Comme plein d’autres, j’ai assisté et participé à cette génération qui sortait de l’adolescence, puis à l’arrivée dans les mouvements étudiants. Oui, c’était une ébullition forte, et des nouvelles associations sont apparues. Sous l’impulsion d’André Desertine, un polio de Garches, a été créé l’Association pour le logement des grands infirmes (ALGI), puis l’Association de défense et d’entraide des personnes handicapées (ADEP) pour les insuffisants respiratoires. À l’époque (1958) est aussi né le Centre des paralysés étudiants (CPE), qui sera à l’origine de beaucoup de choses. D’abord proche de l’APF, du moins en apparence, il va rompre définitivement avec elle après Mai 68, puis durant la première moitié des années 1970 ce sera l’émergence de deux mouvements contestataires, marqués à l’extrême gauche : le Mouvement de défense des handicapés (MDH) et le Comité de lutte des handicapés (CLH, alias « Les Handicapés méchants »).
Nous voulions vivre comme tout le monde
Quel était le moteur de ces créations associatives ?
Leur situation, notre situation… C’était ce que l’on vivait. Et ce à quoi nous étions confrontés. Nous voulions vivre comme tout le monde. Étudiants, nous vivions tous dans le même lieu. Certains ont réussi à obtenir un certain nombre de chambres adaptées, en négociant avec les mutuelles étudiantes. Mais il y a eu assez vite une première cassure. Entre ceux qui voulaient politiser le mouvement et en faire un modèle de société, et ceux qui voulaient se concentrer sur la fourniture de services. Des étudiants de Nancy se sont ainsi centrés sur la mise en place de transports spécialisés et services à domicile dès 1964, et c’est ainsi que s’est créé le Groupement des intellectuels handicapés physiques (GIHP)4.
Dans ce bouillonnement post-68, se sont cristallisés des mouvements contestataires, dénonçant la manière dont les handicapés étaient traités. Au début des années 1970, se sont alors créés le Comité de lutte des handicapés et le Mouvement de défense des handicapés. Le premier était dans une voie libertaire et anarchiste, dans la lignée des comités de lutte. Ce comité était né de l’action d’une étudiante dans la banlieue parisienne, à Antony, qui s’était enchaînée aux grilles de l’ANPE. Les raisons ? Pour cette génération qui avait atteint le bac, la seule perspective professionnelle restait souvent le travail protégé, c’est-à-dire le travail réservé aux handicapés. Et cela était une hantise absolue. Pour eux le discours sur le travail protégé était un discours de ghetto, d’exploitation. Et d’oppression. C’était, au final, un repoussoir absolu. Et donc de s’enchaîner à l’ANPE était symbolique de ce refus.
Mais à côté, il y avait une autre veine, plus syndicale et revendicative, celle-là. Elle s’inscrivait dans une logique autogestionnaire et revendicative, c’était le Mouvement de défense des handicapés. Dans ces années-là, ces tensions suivaient et accompagnaient les divisions de l’UNEF.
Leurs points communs : tous ces mouvements contestataires dans le domaine du handicap rejetaient le paternalisme ambiant, les ghettos, remettaient en cause les institutions existantes et leur gouvernance. Ils ne supportaient pas la quête sur la voie publique annuelle que faisait l’APF ; pour eux, c’était le symbole haï de l’aumône, la charité, tout ce qu’ils détestaient. Ils étaient unanimement contre. Au point d’occuper en 1975 le siège de l’APF pour le clamer.
Quelle était la position de l’APF ?
Très proche des décideurs politiques elle commençait à se mettre dans une position de co-construction de la loi, ce qui était très contesté par les jeunes associations qui ne voulaient pas la loi. Et ces deux mouvements sont apparus dans des journaux pour le dire haut et fort. Les uns, dans le journal Les handicapés méchants, du CLH, et les autres, dans le journal L’exclu, du MDH.
Il faut noter que, dans tous les pays occidentaux, cela se passait de la même façon, avec les mêmes clivages. Notons aussi qu’il n’y avait pas encore d’internationalisation du mouvement d’idées (les USA ne servaient pas de modèle), les modèles étaient ailleurs. Par exemple, le CLH travaillait beaucoup avec le Groupe information asile (GIA) et le MDH, lui, collaborait avec d’autres associations de personnes handicapées, comme celle des aveugles.
Tous étaient néanmoins opposés à la loi du 30 juin 1975, dite « d’orientation en faveur des personnes handicapées »
Oui, car même si le discours sur les droits commençait à émerger, il y avait en point de mire l’abrogation de cette loi-cadre de 1975 qui organisait la catégorie administrative des « handicapés ». Cette loi était déséquilibrée. Certes, on commençait à pointer la question de l’accès, mais la loi mettait en place des commissions administratives et développait des dispositions spécifiques au sein d’une filière considérée comme ségrégative5. Notons que la loi de 1975 s’appelait loi « en faveur de »… En 2005, ce fut une loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». C’est un changement réel…
Et vous, alors ?
Je n’étais pas dans ces collectifs, j’étais un peu plus jeune, né en 1954. Mais tout mon entourage étudiant était lié à ce qui se passait.
Né en Seine-et-Marne, je fais d’abord ma maternelle à Garches, puis je suis scolarisé en primaire dans l’école de mon quartier. Passage en 6e, le lycée me refuse pour inaccessibilité mais le collège accepte. En seconde, j’ai failli revenir à Garches, on était en 1968, le climat avait un peu changé, et le proviseur a finalement accepté de me prendre, mais en mettant des conditions draconiennes, par exemple, demandant que ma mère assure, dans le lycée, tous les changements d’étages. En même temps, j’ai fait les colonies de vacances de Garches pendant les années 1960, à l’hôpital San Salvadour, sur la Côte-d’Azur avec un ami d’enfance qui deviendra un des fondateurs du CLH.
Ensuite, je monte à Paris pour y faire des études de médecine, de psychiatrie puis de santé publique. Je bifurque ensuite, rentrant comme chercheur à l’Inserm en 1983.
Un handicapé méchant, ça mord
Engagé, mais pas militant ?
J’étais chercheur, c’était cela mon engagement, améliorer les connaissances. J’ai travaillé sur l’intégration scolaire, sur la discrimination à l’embauche, mais je ne peux pas dire que j’étais engagé. J’ai coordonné des actions de recherche mais cela restait dans le cadre professionnel. Donc pas engagé, mais comme étudiant, j’étais entouré d’amis très engagés. Je déjeunais très régulièrement en restaurant universitaire avec les dirigeants du MDH (comme Vincent Assante). Une anecdote de cet air du temps : mon copain d’enfance, « Charly Koskas » du CLH, un jour, a été à la FNAC où il a été pris en train de piquer des disques. En procès, il a fait un scandale parce ce que c’était son copain valide qui le poussait qui avait été condamné, et non pas lui parce qu’handicapé. Il a transformé ainsi son procès en une tribune dénonçant les conditions d’accès à la culture des personnes handicapées (objet d’un article dans Charlie Hebdo)… Voilà. Leur devise c’était « Un handicapé méchant, ça mord »…
Revenons, pour terminer, à cette absence de transmission dans l’histoire des associations de malades ou de personnes handicapées. Comment l’expliquer ?
Chaque génération a besoin de faire son histoire, et de se raconter une histoire, comme si tout commençait. La jeune génération a un peu fait table rase de ce passé. Regardez aujourd’hui, où l’on parle de validisme, c’est-à-dire de racisme face au handicap, où tout serait vu à travers le prisme d’un regard de valide… Pourtant, dès 1970, un auteur évoquait déjà la validocratie et le valido-centrisme…
Mais pour revenir à votre question, les chercheurs que je connais et qui travaillaient sur les premières mobilisations de malades du sida découvraient cette question. Tout paraissait neuf. C’est vrai que les personnes en situation de handicap ne se reconnaissent pas derrière le mot malade ; elles n’ont pas le même rapport avec la médecine. Leur difficulté, c’est de (ré)intégrer le monde ordinaire, elles veulent se démarquer du monde médical, mais cela n’explique pas tout. Sur la tuberculose, il y a eu un milieu associatif, et là non plus il n’y pas eu de filiation. Peut-être que chaque génération veut affirmer qu’elle est la première à ouvrir une porte ? En plus, le moment du sida a été un tel bouleversement dans les idées que l’on a insuffisamment pris la peine de se retourner et de regarder ce qui s’était passé avant.
Mais je voudrais terminer en disant que ce qui m’a passionné est que la question du handicap ne pouvait pas et ne peut pas être traitée indépendamment des grands débats sociaux : nous avons les mêmes problématiques, les mêmes interrogations sur l’intégration, la ségrégation, l’inclusion, l’universalisme, l’égalité et plus généralement le rapport de nos sociétés contemporaines à la diversité6.
Recueilli par Agnès Roby-Brami, Éric Favereau et Paul Machto,
1) En 1930, 4 jeunes atteints de poliomyélite, André Trannoy, Jacques Dubuisson, Jeanne Henry et Clothilde Lamborot, se rencontrent dans un institut suisse à Lausanne, et décident de donner consistance à des cahiers de correspondance précédemment créés par Madeleine Cougourdan, devenue gravement handicapée et vivant isolée dans les Hautes-Alpes ; ils mettent en place un réseau de soutien mutuel. Ces cahiers dont la circulation prennent le nom de Cordées. Une première forme d’expression et d’entraide est née. Puis est créé le magazine Faire face. Le 6 mars 1933 se fonde l’Association des paralysés et rhumatisants, préambule à l’Association des paralysés de France, le 26 avril 1933.
2) À partir de 1948, les premières associations de parents se créent en France pour lutter contre l’isolement que rencontrent les familles de personnes souffrant de handicap mental. À Lyon, André Perret-Gayet crée l’Alperi dès 1948, ancêtre de l’Adapei 69. Le 25 Janvier 1950, Léonce Malécot dépose les statuts des Papillons Blancs à Paris. Puis en 1960, la fédération qui les regroupe, l’Unapei.
3) La poliomyélite antérieure aiguë est une maladie très contagieuse, provoquée par un virus qui envahit le système nerveux et peut entraîner la mort en quelques heures ou évoluer vers des séquelles paralytiques irréversibles.
4) Le Groupement des intellectuels handicapés physiques (GIHP) est né à Nancy, en Lorraine, en 1964, créé par un petit groupe d’étudiants handicapés moteurs ou visuels qui entendaient poursuivre leur cursus universitaire. En 1969, le GIHP National est reconnu d’utilité publique. Le GIHP a été l’initiateur du transport adapté à la demande porte-à-porte.
5) Le combat contre l’aspect ségrégatif de la loi a vu la création d’un fort mouvement contestataire qui s’opposait aux grandes associations gestionnaires de personnes handicapées, et notamment de parents d’enfants handicapés. Le champ professionnel de la psychiatrie a aussi été un opposant vigoureux à la loi.
6) Ville I., Fillion E., Ravaud J-F., Introduction à la sociologie du handicap. Histoire, politiques et expérience (2e édition), Louvain-la-Neuve (Belgique), Éditions De Boeck Supérieur, collection Ouvertures politiques, 2020, 272 p, livre numérique Epub.