André Grimaldi est une personnalité à part, un de ces rares médecins qui ont chevillée au corps l’importance du collectif. Soigner, c’est aussi prendre sa part pour un monde solidaire. Depuis plus de vingt ans, lui, longtemps chef de service de diabétologue à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière, se bat pour l’hôpital et plus généralement pour le système de santé. Il multiplie les actions collectives, les livres, les tribunes, il tente de secouer la fatalité de la plainte qui voudrait qu’il n’y ait plus rien d’autre à faire que de voir s’effondrer un peu plus notre hôpital public. Récemment, il est venu au comité de VIF pour répondre à cette question : Comment faire pour que cela bouge ? Quels sont les leviers ?
En voici quelques extraits.
« C’est à moi qui collectionne les échecs, depuis le manifeste de 2012 (Pour une santé égalitaire et solidaire) que vous demandez que faire pour que les choses bougent ? Quels leviers activer ? On vient d’assister au départ du ministre et du directeur général de la santé. Pourquoi ? On n’en sait rien. « Ils n’imprimaient pas », comme dit la Première ministre…
Une maladie chronique
N’y a-t-il rien à faire ? Schématiquement, nous sommes tous à peu près d’accord sur le diagnostic. Même Macron en partage la gravité quand il parle de la nécessité d’une refondation, et non pas de se contenter de rustines. À force de parler de crise, on doit désormais reconnaître qu’il s’agit d’une maladie chronique : le système de santé est atteint d’une maladie chronique, mais laquelle ou plutôt lesquelles ? Et surtout, comment en sortir ?
Lorsque l’on se tourne vers l’histoire, regardons les moments où il y a eu des ruptures, sources de progrès importants. Il y a eu, bien sûr, au lendemain de la guerre, en 1945, le grand bond en avant de la création de la Sécurité sociale. Puis en 1958, la création des CHU en pleine guerre d’Algérie. Une création qui s’est faite par le biais des ordonnances, autrement le lobby médical l’aurait de fait bloquée. Ces grands changements n’ont pas été simples, ils se sont aussi réalisés par le biais de compromis : en 1946, il y a certes eu la création de la Sécu, mais en même temps les mutuelles obtiennent le ticket dit « modérateur » et en 1947, les mutuelles de fonctionnaires peuvent par délégation gérer l’Assurance maladie obligatoire, alors que l’inverse n’est pas vrai – il est interdit à la Sécu de gérer ou de créer une complémentaire. Et en 1958, Robert Debré a dû concéder le secteur privé à l’hôpital public. Ces avancées reposaient sur le fait qu’il y avait conjonction entre un programme, une volonté politique et des circonstances historiques.
Continuons l’histoire récente. Printemps 1968, la grève générale qui va aboutir, entre autres, à une augmentation considérable du nombre des professionnels de santé avec un début d’autonomisation des infirmières vis-à-vis des médecins. 1970, c’est la loi Boulin avec la création du service public hospitalier. 1972 voit la signature de la première convention nationale entre l’Assurance maladie et les syndicats de médecins libéraux. La CSMF (Confédération des syndicats médicaux français), premier syndicat de médecins libéraux, va d’ailleurs, le payer d’une scission.
1985-1995, c’est l’épidémie de sida, avec un bouleversement inédit effectué non par les pouvoirs institués, mais par les patients, jeunes, qui montent au créneau pour comprendre et agir. Ils vont mourir, la médecine est démunie. Et cela donnera entre autres la loi sur les droits des malades et un rôle nouveau dévolu aux associations de patients devenues incontournables.
Quarante ans plus tard arrive le Covid. Et cela aurait pu, cela aurait dû être une opportunité, mais le Covid est une maladie bénigne pour l’immense majorité des cas sauf pour ceux qui font une forme grave ou longue. Cette épidémie va diviser le monde. Avec un vaccin qui arrive très vite et le variant omicron hyper-contagieux mais moins grave, l’insouciance revient et tout est oublié. Les belles phrases de Macron d’avant le vaccin sont jetées aux oubliettes, et le jour d’après ressemble fortement au jour d’avant. En pire.
Voilà schématiquement ces successions de changements. Ce que l’on peut noter est que lesdits grands changements ne tombent pas du ciel : il y a les conditions et tout un contexte qui le permet. Aujourd’hui, c’est à l’arrêt. Nous n’arrivons pas à mobiliser les « usagers ». On parle d’un lobby des soignants. Certes, mais ce lobby est fragmenté, ville contre hôpital, soignants/médecins, généralistes/spécialistes. La santé publique est faible et mal aimée. Et surtout, le lobby médical ne se montre pas une force de proposition. Le front uni des syndicats libéraux apparaît plutôt comme une force de blocage. Il convient d’ajouter le lobby des managers de santé représenté par la FHF (Fédération hospitalière de France), le lobby des mutuelles, le lobby des industriels, le lobby des chaînes internationales des cliniques privées ou de labos…
Alors, un programme ?
On peut se dire qu’à chaque fois qu’il y a une crise, des changements surviennent. La crise est là, notamment la crise écologique, donc il va y avoir des changements. Mais quoi ? Un bond en avant, ou une grande régression ?
Je reste étonné quand je regarde ce qui s’est passé à l’automne 2019, au moment où a démarré le mouvement dans les urgences, porté par des aides-soignants et des infirmiers. C’était inédit, avec des jeunes de la nouvelle génération qui le portaient activement, utilisant les nouveaux médias et cela a fait bouger le gouvernement en provoquant un nième plan sur les urgences. Et que s’est-il passé ensuite ? Logiquement, les infirmiers et les aides-soignants des autres services hospitaliers auraient dû relayer le mouvement. Or cela ne fut pas le cas, ce sont des médecins, notamment les praticiens hospitaliers, qui ont étendu le mouvement en créant le Collectif inter-hôpitaux et en rejoignant les syndicats. Comme si quelque chose s’était cassé du côté des infirmières. Les collectifs de travail ont été largement déstructurés depuis la loi HPST de 2009 et la politique d’austérité prolongée. Chacun se replie et cherche des solutions individuelles. Les médecins ? Certains se cantonnent dans la recherche ou les activités dites « transversales » ou de gestion. Avec ce sentiment partagé que plus on est éloigné du soin, mieux on se porte. Du coté des infirmières, on n’y croit plus, c’est le changement de poste ou d’hôpital pour se rapprocher de chez soi, ou l’abandon du métier.
Comment en sortir et s’en sortir ?
Je reste convaincu qu’il faut un programme réaliste, mais un programme qui marque une rupture. Si je vois le ministre de la Santé, je lui proposerai trois actes, trois réformes.
• D’abord, les IPA, les infirmières de pratique avancée. Dans notre situation, il faut les développer énormément. Lors de leur création, une erreur a été faite, celle de passer par l’université au lieu de la validation des acquis d’expériences et de formation. C’est l’expérience qui compte. Cinq ans d’expérience dans la même discipline (dont la médecine générale), voilà ce qu’il faut demander. Et ce n’est pas la peine de les envoyer deux ans à la faculté. Cela veut dire aussi les payer correctement, ce qui n’est pas le cas. Aujourd’hui, c’est à peine 80 euros par mois de plus. Et en plus, promouvoir le travail en équipe et construire une progression de carrière dans trois domaines : techniques de soins, suivi des patients atteints de maladies chroniques et santé publique de terrain
• Deuxième mesure : sortir le suivi de la maladie chronique du paiement à l’acte. Pour la maladie chronique, ce paiement à l’acte est un non-sens. Il faut financer le suivi par un forfait annuel patient, mais il faut que ce forfait soit avantageux sur le plan financier pour le praticien. Donc, sortir du paiement à l’acte, avec un cahier des charges annuel à respecter par le médecin (cahier connu du patient).
• Dernier point : la suppression de la régulation comptable a priori de l’ONDAM (Objectif national de dépenses d’assurance maladie). L’ONDAM doit être un objectif et non pas un budget contraint. Il faut mettre en place une régulation a posteriori, et celle-ci doit se faire autour de la pertinence des soins. C’est le grand chantier : la pertinence, souvent évoquée, mais jamais abordée, toujours abandonnée.
Voilà. Tout cela renvoie indirectement à un programme global. Or, qui en a eu ? Lorsque Marisol Touraine est arrivé à la Santé, elle est arrivée sans programme de santé construit et il a fallu attendre le discours de Grenoble du Premier ministre sur la stratégie nationale de santé (la T2A et HPST sont restés en place). Là, nous avons un Macron qui annonce tout et son contraire, rappelons-nous, lorsqu’il a annoncé la fin de la T2A, personne n’était au courant. Depuis, il ne s’est rien passé. On va changer les mots pour que dans les faits rien ne change. Il manque, au minimum, une respiration démocratique forte, cela inclut bien sûr la santé mais cette question la dépasse. »
André Grimaldi