S’engager, pourquoi ?

« Je propose un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation, voulons-nous le créer ? »

À la rentrée 1984, trois mois après la mort de Michel Foucault, Daniel Defert écrit cette lettre appelant à la création de l’association AIDES, qu’il adresse à une vingtaine de ses amis.
« C’est la première mouture d’un projet d’association, qu’il s’agit d’amender mais je tiens aux grands axes. J’ai passé du temps activement à Londres auprès du Terrence Higgins Trust, lui-même inspiré par l’exemple de Gay Men’s Health Crisis des États-Unis.
Je pars de leurs réalisations. Avant de les rencontrer, je savais déjà que la question du SIDA ne pouvait pas être plus longtemps confinée comme question médicale.
Crise du comportement sexuel pour la communauté gaie, le SIDA prend de plein fouet majoritairement une population dont la culture s’est récemment édifiée autour de valeurs gymniques, de santé, jeunesse perpétuée.
Nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, l’invalidité et la mort. La communauté sera bientôt la population la plus informée des problèmes immunitaires, la plus alertée sur la sémiologie du SIDA et les médecins confinent encore leurs scrupules déontologiques à taire ou non la chose au malade. C’est dépassé et les gais n’ont pas pris la mesure des conséquences morales, sociales et légales pour eux. La libération des pratiques sexuelles n’est pas l’alpha et l’oméga de notre identité. Il y a urgence à penser nos formes d’affection jusqu’à la mort, ce que les hétéros ont institutionnalisé depuis longtemps. Je ne retournerai pas mourir chez maman.
Nous risquons de nous laisser voler une part essentielle de nos engagements affectifs. Dé-familiarisons notre mort comme notre sexualité. Les mouvements gais n’offrent que des alternatives sexuelles : la masturbation comme nouvelle ressource de l’imagination. Il y a d’autres intensifications affectives à promouvoir au sein de la culture gaie, je dis que c’est un problème culturel donc il y a des aspects psychologiques, matériels et légaux. Il faut les aborder de front. C’est mieux que la panique ou la moralisation. Face à une urgence médicale certaine et une crise morale qui est une crise d’identité, je propose un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation, voulons-nous le créer ? 
»

Daniel Defert, le 29/09/1984

Daniel Defert et Michèle Barzach, alors ministre de la Santé (Photo Grazia)

« Sida et mouvement du corps »

(Chimères, printemps-été 1996)

Il y a belle lurette, comme on dit joliment, que le mode de construction et de représentation des intérêts tels qu’ils figurent dans le répertoire des partis a cessé de m’intéresser. Et sans remonter à un parcours où nos intérêts communs se sont déjà entrecroisés – par exemple au Groupe information prison (GIP) qui se réunissait rue Buffon dans un local prêté à tant d’actions par Félix Guattari, et auquel participaient Gilles et Fanny Deleuze – je voudrais à partir de l’engagement et de l’expérience plus récentes d’Aides, élargir mon investigation à la construction sociale d’un souci du corps comme enjeu politique. Plus précisément ouvrir la réflexion à une sociologie des mouvements sociaux ayant le corps comme enjeu ou point d’application, et pas seulement la santé, ou ici en l’occurrence, absolument, la vie.
Depuis la décennie 70 on peut repérer un intérêt pratique, théorique et politique pour le traitement du corps :
— c’est d’une part l’importance des régimes, des exercices, une esthétisation active du corps où le mouvement gai et le mouvement lesbien américains ont apporté un engouement forcené en faveur de la construction sociale d’un corps identificateur, d’un corps communautaire. C’est d’autre part le mouvement féministe qui dès sa reformulation des années 70 met en avant les droits de la femme sur son corps, puis un glissement progressif des droits sur le corps aux droits du corps, débat qui s’inscrit aujourd’hui dans la bioéthique, avec le prolongement récent, par exemple, de la capacité féminine de procréation ;
— plus dispersés, des mouvements sociaux autour des handicaps et de leur gestion, de certaines maladies, de la douleur, des soins palliatifs et, aux Pays-Bas notamment, de l’euthanasie ; ces mouvements ne doivent pas être pensés comme relevant d’une problématique médicale, mais du bien-être du corps, de sa plénitude sociale, d’une sécularisation de ses fonctions, sécularisation ou laïcisation qui est loin d’être achevée et pensée dans nos sociétés (cf. les débats difficiles sur la prévention du sida).
Ce type d’intérêt est porté bien sûr par un mouvement général de promotion de la santé, et l’histoire des mouvements de lutte contre le sida ne se comprend ni dans ses enjeux ni dans ses effets, hors de ce contexte.
Les mouvements de lutte contre le sida, qui déplacent entre autres les rapports de savoir et de pouvoir entre médecins et malades, les rapports de préséance et de clivage entre la ville et l’hôpital, entre l’approche holistique de la personne et l’approche technique du symptôme, deviennent actuellement un modèle pour des féministes américaines qui repensent les stratégies médicales habituellement utilisées en matière de prévention et de thérapie du cancer du sein. C’est-à-dire en gros les relations entre l’institution médicale et le corps des femmes. Le même débat commence à percer à propos de leur inclusion dans les essais thérapeutiques.
Dans ces prolégomènes à une sociologie des mouvements sociaux du corps, je voudrais isoler, trois moments à partir de la lutte sociale en cours contre l’épidémie de VIH/sida :
— l’émergence de l’épidémie de VIH au sein d’une société en train de redéfinir, notamment par un usage complexe de ses diverses juridictions, sa représentation de la vie privée ;
— un militantisme découpé moins par des enjeux idéologiques préexistants que par un virus selon la forte description de Michaël Pollak ;
— une attention au corps comme médium d’une stratégie de subjectivation dans une société libérale.

VIH et vie privée
Lorsque cette épidémie nouvelle est identifiée en 1981 parmi quelques homosexuels de Los Angeles, puis de New York, par le Center for Disease Control d’Atlanta, les États-Unis viennent de traverser deux décennies d’avancée des droits civiques. Une dimension importante de ce mouvement est la construction juridique de la notion d’intimité, à travers des procès concernant les rapports de sexe, le divorce, la procréation. Dans cette histoire fait date pour les historiens du droit le cas fameux de Grisworld versus Connecticut (1), où la Cour en 1965 débouta l’État de Connecticut de sa poursuite contre une femme mariée qui recourait à la contraception, illégale dans cet État. La Cour suprême trancha que l’État n’avait pas à s’immiscer dans la vie de ce couple. Ce n’était plus seulement la maison qui était un sanctuaire opposé à l’État, mais les relations intimes qui devenaient limites à son intervention.
Pourtant cette extension de la protection de la vie privée par la Cour suprême contre les empiétements des États ne s’étendait pas aux homosexuels, et vingt-quatre États, dont le district fédéral, considéraient toujours l’homosexualité comme un délit au début de l’épidémie.
En 1986 le tribunal de Géorgie déclarait la sodomie consensuelle illégale, au nom de mille ans d’enseignement moral. Une autre cour trancha que mille ans de morale ne faisaient pas loi, par contre s’imposait aux juridictions le fait que la question de la vie privée était au cœur de la Constitution américaine.
Tel fut le contexte dans lequel fut décrite une épidémie sexuellement transmissible et repérée initialement chez les gais.
Le contrôle des maladies infectieuses et des maladies sexuellement transmissibles, s’il est tombé en désuétude avec la diffusion des antibiotiques après la Seconde Guerre mondiale et l’émergence des maladies dégénératives, est néanmoins défini dans les codes de santé publique par un répertoire de règlements, de contraintes et de routines que l’on peut caractériser par ces quelques traits :
— protection d’abord de la population bien portante par des mesures contraignantes de mise à distance et contrôle des personnes contaminées ou supposées l’être en empiétant même sur leur intimité ;
— dispositifs de contrôle d’un certain nombre de seuils : à l’extrême la quarantaine (récemment encore en vigueur à Cuba) ; puis entrave à la circulation, dépistage aux frontières, dépistage au seuil du mariage, au seuil de la procréation et dépistage prénatal ; dépistage au seuil de la fonction publique, puis d’autres emplois, parfois des écoles.
Ces mesures de contrôle des seuils ont un caractère obligatoire, assorties d’atteintes à la vie privée : rupture de la confidentialité, déclaration nominative des cas à un organisme central, recherche de partenaires sexuels.
Comme l’écrivait le juriste américain Larry Gostin (2) ces mesures traduisent plus une sociologie de certaines catégories de population : prostituées, matelots, migrants qu’une pensée juridique du droit de chacun.
Ces procédures de contraintes sont rarement conduites par le seul corps médical mais généralement supposent la convocation de plusieurs administrations ; s’en ressent la qualité même de l’épidémiologie : dans tel pays tous les cas de séropositivité connus sont des utilisateurs de drogue, arrêtés et testés par la police, tandis que les cas de sida sont des homosexuels, dissimulés jusqu’à l’extrême obligation de recourir à l’hôpital.
Aussi la volonté des premiers militants mobilisés par le sida a été non seulement la solidarité, la prévention, mais tout autant la volonté de sortir de ce paradigme de gestion traditionnelle des épidémies en plaçant au centre du combat la défense de la vie privée.
Ce qui caractérise le paradigme nouveau qui répond à cette épidémie est son exceptionnalité par rapport au répertoire traditionnel de mesures.
Certes, certains ont cru pouvoir miniaturiser les mesures d’obligation, de contrôle et d’empiétement sur la vie privée grâce à la technologie des tests de dépistage. Dans chaque pays l’histoire du dépistage des anticorps VIH est l’histoire et l’illustration de l’affrontement entre deux paradigmes de la gestion sociale de l’épidémie.

Mettant au centre la défense de la vie privée et le libre consentement, le nouveau paradigme s’appuie sur la coopération des personnes atteintes ou vulnérables, sur leur éducation par le « marketing social », et ainsi on trouve au cœur de la réponse de nos sociétés à cette épidémie un conflit entre le vieux paradigme de contrôle et de contrainte sur l’individu, qui privilégie la défense de la société, et le paradigme nouveau, qui repose sur un respect de l’individu, une défense du libéralisme et des droits de l’homme, en gros les valeurs de l’Occident d’aujourd’hui. Bien sûr ce nouveau paradigme ne s’est imposé que par une recomposition du groupe expert qui définissait le précédent modèle de gestion sociale de l’épidémie, notamment par la mobilisation des personnes atteintes, par leur impact sur l’opinion, par la mobilisation d’une fraction du corps médical et d’une fraction du corps politique. Le changement de paradigme fait que l’acte technique et biologique qu’est le dépistage systématique n’est plus lui-même au centre du dispositif de santé publique.
Il a fallu dans chaque pays trouver des procédures pour sortir du cadre de gestion traditionnelle des épidémies, déclarer en France par exemple que le sida transmis égale¬ ment par le sang n’entrait pas dans la catégorie contraignante des maladies sexuellement transmissibles (3). Généralement les parlements ont évité de réviser les codes sanitaires ou leurs législations, il y a eu rarement de grands débats sur la gestion de l’épidémie, on a préféré plutôt recourir à des stratégies d’évitement des procédures en place.
Quelques rares pays ont pensé inscrire dans la loi un nouveau statut du malade, les États-Unis en particulier en promouvant une extension de la section 504 du Rehabilitation Act de 1973 qui condamne les exclusions sur la base du handicap (4). Mais la discrimination engendrée par la peur de la contagion ne pouvait pas être couverte par un acte sur le handicap.
Le législateur a étendu son applicabilité au VIH en 1989 par une loi plus complète : Americans with Disabilities Act, connu par son sigle AWDA. La France a promu une loi antidiscriminatoire envers la maladie, mais elle n’a pu étendre son applicabilité aux assurances, qui opposent qu’elles ne gèrent pas des individus mais des catégories de risques.
En fait aucune loi antidiscriminatoire ne peut subsumer toutes les situations car la perte de l’égalité des chances due aux préjugés est distincte de la perte d’égalité des chances physiques due à la pathologie VIH

Daniel Defert

Lire la suite dans Chimères, printemps-été 1996 

1) R. Bayer, Private Acts, Social Consequences, New York, Free Press, 1989. 


2) L. Gostin, «The future of communicable disease control : toward a new concept in public law », in The Milbank Quarterly, vol. 64, suppl. 11, 1986, pp. 79-96.


3) L. Lebrun, « Les institutions médicales et le sida — le cadre juridique français », in Sida et Droits de l’Homme, Actes d’un séminaire, 1989-1990, Strasbourg, Université Louis-Pasteur.


4) W. Parme t, « AIDS and the limits of discrimination law » in Law, Medicine and Health Care 15 (Summer 1987), pp. 61-72
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