
Expert/consultant en réduction des risques et politiques des drogues, par ailleurs rédacteur en chef de L’Arbre à palabres, Jérôme Evanno a dressé récemment, à l’occasion d’un séminaire du réseau Harene (Harm Reduction Research Network), un rapide état des lieux des consommations de drogues et des services proposés aux usagers en Afrique de l’Ouest. Des pays confrontés à de nouveaux produits, usages et pratiques où l’idée même de prise en charge ne semble encore qu’embryonnaire.
D’une zone de transit à une zone de consommation
Globalement, on a un usage accru de substances psychoactives illicites dans l’Afrique de l’Ouest. C’était une zone de transit, c’est devenu une zone de consommation. On a beaucoup de cocaïne sous forme de crack, avec évidemment des spécificités selon les pays, et beaucoup d’héroïne. De la marron, de la blanche, bonne et pas trop chère, 1,50 € la dose environ. La cocaïne est bonne aussi parce qu’elle arrive en direct ou presque.
Le cannabis est un peu culturel et beaucoup de gens fument, même si c’est hyper stigmatisé, discriminé et illégal. On assiste aussi à l’arrivée du kush, un cannabinoïde synthétique, également appelé Spice, K2, avec une vraie problématique de santé publique, notamment au Libéria, en Sierra Leone, Gambie. Ça arrive en Côte-d’Ivoire, au Sénégal et comme il y a peu d’informations, les gens en consomment et après, il y a beaucoup de pertes d’équilibre, des gens qui tombent, qui font un peu des OD.
La lean (un mélange codéine+Sprite) est assez à la mode chez les jeunes, et il y a aussi beaucoup de consommation de tramadol en population générale, on en trouve partout, partout.
De plus en plus de consommations en milieu urbain mais aussi en milieu rural, particulièrement chez les paysans. Ou encore chez les jeunes en contexte sexuel, dans les milieux touristiques, dans les sites d’orpaillage, en milieu scolaire…
Les risques sanitaires
En termes de santé, il y a beaucoup de VIH en population générale, et chez les usagers de drogues en particulier, pas tant d’hépatites parce qu’on a peu d’injecteurs. La PrEP ? Seuls 70-75% des séropositifs ont actuellement accès aux ARV, donc est-ce que les ARV pour les séronégatifs est une priorité ? Les autotests sont également très difficiles d’accès.
Mais la vraie problématique de santé reste la tuberculose. Pour l’hépatite, on n’a de toute façon quasiment pas accès aux traitements, alors que pour la tuberculose, beaucoup de gens sont atteints et les traitements sont gratuits.
Il y a aussi des problèmes d’addiction, de santé mentale, de santé sexuelle et reproductive, pas tant de décès liés aux overdoses mais cela mériterait peut-être une recherche sur le sujet.
Sur les autres risques sanitaires, il y a peu de centres de prise en charge et quasiment pas de protocoles thérapeutiques validés OMS, donc tout le monde peut faire un peu n’importe quoi. Également peu de traitements de substitution, seulement au Sénégal qui a maintenant 2-3-4 ans d’expérience, et en Côte-d’Ivoire, qui a 15 patients alors qu’il y a X milliers d’usagers de drogues.
Mais les vraies priorités au quotidien, c’est manger, s’habiller, avoir un endroit où dormir, des choses basiques. Même les seringues peuvent venir après, il faut d’abord manger.
L’accès aux soins pour les usagers de drogues est encore plus difficile et l’usage est partout criminalisé, même si le Ghana vient un peu d’évoluer sur le cannabis thérapeutique. La consommation reste très criminalisée, très discriminée, avec un accès limité aux services de santé et de protection juridique. Si vous avez de l’argent, vous aurez accès à un avocat et pourrez payer le policier qui va vous relâcher, payer le procureur. Donc globalement, en prison, on trouve très très peu de dealers, beaucoup de consommateurs, des classes populaires, pauvres. Les gens qui ont vraiment de l’argent s’arrangent avant. La prison d’Abidjan est l’endroit en Afrique de l’Ouest où il y a le plus de drogue, le plus d’usagers de drogues au mètre carré, et où la drogue est bonne et pas chère.
Si vous êtes parent d’un jeune qui a un problème d’addiction, au Burundi et ailleurs, vous pouvez même l’emmener en prison. Les parents n’ont pas d’autre solution que d’emmener leurs propres enfants en prison pour qu’ils puissent avoir un endroit où ils sont un peu sécurisés et peuvent peut-être arrêter, forcés, leur consommation.
La réduction des risques (RdR)
Il y a évidemment peu de collaboration avec les usagers de drogues et quand on les implique, on les invite à une réunion, on leur donne un petit per diem, ils signent une feuille de présence, mais ils ne sont pas dans les instances décisionnaires, rarement, ou trop rarement.
L’accès aux kits d’injection est désormais possible dans certains pays, mais peu ou trop : on en distribue quand il n’y a pas d’injecteurs et on n’en a pas quand il en faudrait. En ce moment à Abidjan, il n’y a par exemple pas du tout de seringues alors qu’il y a vraiment une forte problématique d’injection.
Mais des milliers de personnes sont maintenant soutenues par des programmes de RdR au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, au Mali et en Sierra Leone. Ça arrive au Togo, au Bénin, ça se développe. Et des programmes officiels d’échange de seringues financés par le Fonds mondial de lutte contre le sida au Libéria et en Sierra Leone.
Aucun centre n’est vraiment communautaire, au sens géré par/avec des usagers de drogues qui pourraient prendre des décisions et intervenir sur les orientations. Mais il y a des centres « communautaires », encore faut-il définir le terme : qu’est-ce qu’on appelle communautaire ?
On a aussi des camps de prière et même si ça peut choquer, ce sont les seuls qui peuvent offrir un espace. Si vous n’avez pas d’argent, pas accès à un endroit pour vous reposer, ce sont les seuls qui vous accueillent gratuitement. Et même s’il y a vraiment (vraiment, vraiment) des mauvais côtés, ça reste un endroit gratuit, accessible et assez apprécié par certains. Mais là-bas, la réduction des risques, c’est abstinence, abstinence et prière.
Un nouveau business
Il y a également plein d’addictologues qui arrivent, sans qu’on sache où ils ont été formés ni ce qu’ils connaissent. Il y a un nouveau business de la prise en charge de l’addiction en Afrique : les gens ont vu qu’il y avait de l’argent dans la RdR, alors ils font de la RdR et du communautaire. Plein de gens se disent « RdR communautaire » parce qu’ils savent que le Fonds mondial et l’Onusida sont là.
Mais il y a aussi un business de la prise en charge – abstinence, abstinence, abstinence, abstinence – qui reste un gros business parce qu’on n’a pas beaucoup le choix.
Quasiment 99% des financements viennent de l’étranger, notamment du Fonds mondial et du PEPFAR. S’ils arrêtent ou décident pour cause de réorientation politique stratégique de ne plus financer la prise en charge des usagers de drogues ou tout ce qui concerne l’usage de drogues, que va-t-on faire après ?
Il n’y a pas de centre de RdR bas-seuil, donc quand vous vous plaignez en France des Caarud qui sont institutionnalisées, nous, on veut bien un Caarud institutionnalisé. On le préférait communautaire, mais institutionnalisé, ça serait déjà bien. Et il y a plein d’autres populations qui ont d’autres pratiques, et sur lesquelles on a du mal à travailler, notamment les UD LGBT. Déjà LGBT en Afrique, ou UD en Afrique, c’est un peu une galère, mais UD LGBT, et séropo, etc., c’est vraiment compliqué.
Nous ne sommes qu’aux prémices, donc dès qu’il y a un nouvel acteur, nous sommes vraiment contents. Un de nos défis est d’élargir les services et d’obtenir un soutien institutionnel et financier car tout ce qui est RdR, prévention, n’est jamais financé par l’État. Mais il est également important d’adapter les interventions, les prises en charge, les lois et les recherches, parce que les modèles méthodologiques validés en Occident ne sont sans doute pas réplicables à 100% dans nos contextes.
Jérôme Evanno
Très peu visibles, les femmes consommatrices sont généralement décrites comme travailleuses sexuelles, invisibilisant du même coup les consommatrices d’alcool ou de médicaments, ou les femmes insérées de catégories aisées qui n’ont pas de demandes de soins et ne présentent pas de signes de marginalité sociale. D’autres profils passent également à travers les mailles en raison de la focalisation sur les consommatrices de drogues injectables, et notamment : des jeunes femmes du monde de la nuit et du divertissement, qui consomment surtout de la cocaïne et du crack ; des jeunes femmes des quartiers populaires, d’associations de travailleuses du sexe, qui consomment de la cocaïne (le principal produit consommé par les femmes) avec ou sans héroïne ; et des femmes ayant développé une addiction au tramadol à partir de prescriptions médicales.
I. C.