C’est une situation qui m’a indignée, hantée et mobilisée, qui m’incite à relater des faits auxquels j’ai été confrontée alors que j’étais à la retraite après plus de quarante-cinq ans de travail en psychiatrie. Je mesure l’évolution terrible des conditions d’accueil en psychiatrie, telles qu’elles se sont développées au cours des dernières années.
Un patient, que je suivais alors en psychothérapie analytique, avait été hospitalisé à sa demande par son psychiatre traitant dans un service de l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Il s’agissait au cours de cette hospitalisation de modifier son traitement psychotrope devenu trop lourd. Mais ce qui devait être un séjour banal, et somme toute assez simple, s’est transformé en un véritable cauchemar pour cet homme.
Il s’est énervé contre la cheffe de clinique car, non seulement celle-ci avait écarté la demande de la psychiatre prescriptrice de l’hospitalisation de réduire le traitement, mais elle l’avait augmenté et de plus avait supprimé le médicament correcteur des effets secondaires. Après cinq jours, cette erreur de modification de traitement avait donc eu pour conséquences d’entraîner des troubles de la motricité, des crampes atrocement douloureuses et des contractures maxillaires l’empêchant de s’exprimer correctement. Il s’était donc particulièrement énervé : c’était un week-end de Pâques… pas de temps à perdre avec un patient récalcitrant… il s’était retrouvé mis brutalement sous contention pieds, poignets et buste liés durant d’interminables minutes qui devinrent des heures puis des jours et des nuits. C’était il y a douze ans.
« J’ai été ligoté, terrifié, sur ce lit « médicalisé » et lorsque j’ai entendu la clé fermer à double tour la porte de cette chambre d’isolement, j’ai encore plus paniqué. Puis, je me suis raisonné, ayant recours à l’humour dont nous faisons usage ensemble dans nos séances de psychothérapie, soulagé que le premier venu passant dans le couloir ne puisse entrer et m’agresser sans que je puisse me défendre », me racontera-t-il quelques semaines plus tard, à la reprise de ses séances à mon cabinet. Sa compagne et sa mère, inquiètes de ne pouvoir lui rendre visite comme prévu dans le cadre d’une hospitalisation libre, avaient réussi à obtenir sa sortie, les analyses de sang faisant foi des effets de l’erreur de traitement.
Isolement total et contention
Après mon départ en retraite, je quittais la région parisienne. Notre relation au long cours se transforma alors en un lien d’amitié. Son ex-compagne me téléphona, quelques dix ans après, pour me faire part d’une nouvelle hospitalisation dans un service fermé de l’hôpital parisien de son secteur. Elle était préoccupée car, si les premiers temps de l’hospitalisation s’étaient bien déroulés, un récent départ de la psychiatre qui le suivait suscitait des craintes justifiées : la relation s’était engagée avec un nouveau psychiatre du service sur un mode de rapport de forces interpersonnelles…
Pour tenter de faire respecter ses droits, un petit groupe d’amis s’est organisé parmi lesquels il put désigner une personne de confiance tout à fait à la hauteur des enjeux jusqu’à ce que ce nouveau médecin impose ses règles d’isolement total.
Il avait été hospitalisé dans ce service sous contrainte : il avait distribué ses papiers d’identité, offert son blouson chaud à de plus pauvres que lui ; errant tard dans le froid de la nuit, il avait franchi le mur d’enceinte d’un Ehpad alpagué par le gardien de nuit qui l’avait remis à la police.
La mort de sa mère, dont le soutien n’avait jamais été défaillant, coïncidait, « mais coïncidait seulement », m’affirmera-t-il, avec la certitude, la conviction « d’être l’Unique, le Messie dont la mission est de nous préparer à la Parousie » (notion chrétienne qui désigne la « seconde venue » du Christ sur la Terre). Il se trouva renforcé dans sa conviction mystique par ce qu’il subissait dans le service, persuadé que « Dieu le mettait à l’épreuve et que là devait se vivre son martyr ». En effet, ses relations d’emblée très tendues avec le nouveau psychiatre lui avaient valu d’être placé à l’isolement total et sous contention mécanique pendant plus de deux mois !
Bouleversée par son état
En tant qu’ancienne psychothérapeute, je pus obtenir une autorisation de lui rendre visite auprès de la cheffe de service qui couvrait ces pratiques inhumaines. Je fus bouleversée de le voir si amaigri, ayant perdu vingt-cinq kilos, alors qu’il était un quadragénaire athlétique. À la suite de ces semaines et semaines de contention, ligoté sur un lit par des liens de cuir à œilletons métalliques de fabrication industrielle (matériel médical !), la fonte musculaire était pathétique et telle que deux soignants étaient nécessaires pour le maintenir debout, qu’il retrouve les réflexes de la marche pour venir à ma rencontre dans un petit bureau. Visite fort encadrée pour le coup en présence de deux soignants et de deux psychiatres !
Je vins au-devant de lui, bouleversée par son état et je lui demandai « Me reconnaissez- vous ? », « Bien sûr que je vous reconnais, Mireille », me répondit-il dans un souffle. Titubant pour s’asseoir sur une chaise dont il s’efforçait de ne pas glisser, mettant à profit ma présence, il s’adressa au psychiatre pour lui faire entendre ce qui avait motivé son invective récente : « Je t’ai insulté devant toute ton équipe d’infirmiers, parce que lorsqu’on s’est fait ligoter comme tu l’as ordonné, c’est le seul moyen de montrer qu’on a encore des couilles. »
Peine perdue ! Ouvrir le dialogue sur ce ton de cour d’école ne convint pas du tout à son interlocuteur… Ne sachant se saisir de cette occasion de revenir sur l’incident et de pouvoir en parler, le psychiatre s’obstina sur le mode du rapport de force et lui intima l’ordre de le « vouvoyer et de l’appeler Docteur » !
Autre temps autres mœurs, hélas ! À une époque pas si lointaine nous apprenions à nous saisir de toute occasion pour travailler la dimension relationnelle sans s’appuyer sur des prérogatives de statut et de fonction. Il était recommandé de mettre à profit une nouvelle situation pour tenter de travailler un incident antérieur et ouvrir un espace de dialogue et de confiance, une « alliance thérapeutique ».
En accord avec mon ancien patient, je remis au psychiatre un article écrit par celui-ci après sa première expérience de la contention à Sainte-Anne et publié dans une revue professionnelle. À cette époque, il venait me voir à mon cabinet à son initiative, à raison de deux séances par semaine qu’il payait intégralement lui-même. Il me confiait fréquemment d’anciens ou d’actuels écrits nourris de ses réflexions sur l’évolution de son vécu affolant depuis l’âge de 17 ans. Écrits également nourris de sa grande érudition autodidacte et aussi de sa longue expérience de la psychiatrie trop souvent assujettissante, telle que la première contention révoltante à Sainte-Anne.
Pour protéger qui, et de quoi ?
À l’issue de cet « entretien », devant un aréopage « soignant » à charge, je m’efforçai de ré-ouvrir des perspectives d’échanges constructifs pour leur patient. Mais je n’obtins en retour qu’une « stratégie de commissariat » : « Vous avez des relations amicales avec votre ancien patient, mais ce que peuvent se permettre les psychanalystes, les psychiatres ne peuvent se le permettre. Vous êtes le bon objet, nous sommes le mauvais et nous l’assumons » ! Aucune pensée clinique susceptible de se décaler des projections réciproques et de nouer la moindre alliance thérapeutique.
Un deuxième entretien consenti par la cheffe de pôle, non pas dans un bureau cette fois, ni dans sa chambre de contention, mais dans le couloir en impasse attenant, lui-même fermé à clé dans une partie du service dédiée aux chambres d’isolement afin que les cris des malades « psychiatrisés » sur ces lits de contention paralysante ne parviennent pas jusqu’aux autres patients et soignants, des fois que l’angoisse endurée soit perceptible, voire contagieuse dans le meilleur des cas.
Une infirmière fit le planton derrière moi durant toute ma visite, pour protéger qui ? et de quoi ? Lorsque deux autres soignants, adoptant une attitude de matons, vinrent interrompre notre entretien amical, pour intimer l’ordre à mon ancien analysant de retourner dans sa chambre de contention. Comme je demandai diplomatiquement quel bénéfice leur patient pourrait trouver à être ré-attaché et isolé alors que notre entretien pourtant apaisé était ainsi interrompu, l’une d’elle me répondit péremptoire « Nous avons des consignes » !
Honteuse dérive de la formation psychiatrique en France, qui fait pire qu’en prison, pire qu’en Unité pour malades difficiles (UMD). Il nous fallut lui faire parvenir en catimini une lettre qu’il signa pour faire intervenir une avocate et la Contrôleuse des lieux de privation de liberté afin que ces neuf semaines de « martyr » de contention soient interrompues. C’est en UMD que ce patient a été transféré, « incarcéré » me dira-il au téléphone, après « échec reconnu » par ce service de secteur. « Là-bas, c’était l’arbitraire, ici ce sont des règles carcérales, c’est plus clair« , me précisa-t-il.
Faut-il se réjouir que les députés légifèrent sur les possibilités d’interpellation d’un juge, sans formation psychiatrique, pour évaluer le bon respect d’une loi de « dernier recours » à ces pratiques d’enfermement sous contrainte et de contention mécanique ?
En ce qui me concerne, je rejoins ceux qui, avec Le fil conducteur, HumaPsy, le Collectif des 39 et le Printemps de la psychiatrie, demandent l’abolition de la contention des enfants et des adultes en psychiatrie.
Mireille Nathan-Murat,
Psychologue clinicienne psychanalyste