
Apposition des mains
La lettre s’achève ainsi : « pour incompatibilité entre les capacités du service et son état de santé, Mme Dédé ne peut rester dans notre Ehpad ». Retour à la case départ, le service de gériatrie de l’hôpital général, la chambre sur le parking qui n’a pas bougé depuis la semaine passée. « C’est mieux qu’un mur », soupire-t-elle.
Les enfants ont demandé des précisions sur le contrat qui permet cette légèreté de traitement. « Madame, Pour faire suite aux échanges téléphoniques de ce jour et après concertation des équipes soignantes et médicales, je vous confirme la résiliation du contrat de séjour qui vous lie avec I’Ehpad du centre hospitalier, pour incompatibilité de votre état de santé avec les possibilités d’accueil, conformément au Code de I’action sociale et des familles, article 1.31 1-4-1, lll et à l’article 8.4.1 du contrat de séjour. Conformément au dit contrat, vous disposez d’un délai de trente jours pour libérer votre chambre. »
Étrange, ces 30 jours de préavis alors que la Dédé est expulsée en une semaine. Les enfants relisent l’affiche à l’entrée de l’établissement : « Ces mesures ne sont prévues que dans l’intérêt des personnes accueillies, si elles s’avèrent strictement nécessaires, et ne doivent pas être disproportionnées par rapport aux risques encourus. » Il ne fait pas bon d’être vieux et se promener dans les champs.
Dédé réclame son bûcheron, des nouvelles de sa maladie, de ses soins à Bourg-en-Bresse. « Et le papa, il va ? Son cancer, disparu ? ». Elle revoit ses mains brunes, larges et fortes posées sur le téléphone, la fendeuse à bois, la scie et les copeaux de bois qui se répandent au seuil de l’écurie de la maison. Ses mains toujours à actionner vis, outil, pièce mécanique ou à éplucher la rhubarbe.
« Il est rentré à la maison ». Le docteur dit que tout son poumon est enflammé. C’est toujours comme çà après une chimio. La Dédé le sait. Cette légère toux permanente. Ah, les saloperies. Et ces tiques qui attaquent dans les bois et vous tombent sur la tête. Elle voudrait examiner ses jambes, ses bras, son cou, la tête surtout. Sous la peau, bien observer ce qui s’y glisse. En profiter pour examiner les poils des chats lorsqu’ils viennent finir les restes sur la table de la cuisine. « Vient ici voir La Poupoun ». Pattes en l’air, fouiller sous ses poils, caresser dans tous les sens pour chercher les bestioles. Elles en ramassent au printemps !
Son bûcheron est rentré à la maison, c’est que ça va mieux. C’est le service « palliatif » qui lui a proposé. Drôle de nom, palliatif, il était en palliatif, là où l’on mange bien, avec de la kiné et ils sont très gentils. Enfin il peut revivre à la maison, éreinter les bûches pour chauffer l’eau, vite épurer les radiateurs, nettoyer la veille Lada qui sert à aller « au bois ». Il s’y lancera bientôt pour les coupes de juin. Mais une immense fatigue revient, douleur et douleur. Y comprend pas. Lui qui est le premier à se lever du lit le matin, allume le feu, vérifie la météo, prépare ses outils pour la journée, le casse-croûte, l’eau, le tournevis pour le démarrage du tracteur, les bâches et les sangles.
Il s’enfonce dans son fauteuil. Se tient la tête. Ne pas s’arrêter. Suivre l’horloge des plantations. La période des saints de glace est passée. Ne pas tarder à repiquer tomates salades et patates. C’est le moment de vite bêcher, installer les grilles, enrouler chaque tige de tomates autour de sa ficelle respective, à la verticale, enterrer la ficelle avec la motte des tomates, et surveiller du coin de l’oeil les limaces. Arroser, renouer, nettoyer, chasser les bestioles jusqu’en fin juillet.
L’infirmière klaxonne. C’est l’heure des médicaments. Toujours les mêmes en palliatif, deux sous la langue, « Ça va passer bon sang, ce mal ! Si ça continue, je cherche le rebouteux, pour les brûlures, il paraît que ça marche bien. Celui d’Istagnac fera l’affaire ».
Le chaman viendra demain. Il écoutera le bûcheron pendant une heure durant. Son histoire, ses traitements, ses douleurs qui vont et viennent, les courants qui passent dans la maison. « Les ondes, dit-il, c’est important. » La maison est entre forêt et champs, bois et terre, branches et brindilles, laissant circuler des flux contradictoires et pour certains douloureux.
Apposition d’une main sur une joue, sentir les flux et faire parade, en extraire lentement point de douleur par point douleur. Prendre le temps de concentrer l’action. Extirper les morceaux abîmés par la chirurgie. Sortir le mal encore.
Autour du café, cela va nettement mieux. Chaman et bûcheron sont satisfaits. On se félicite. C’est un gros travail de concentration d’énergie. Peut-être une autre séance dans un mois ?
En aparté, dans l’arrière cuisine : « Ah, faut y croire ! »
Jean-François Laé