C’est quoi guérir ? Et une rémission ? À partir de quel stade invente-t-on un mot, et puis un stade, c’est quoi ? Un dépistage est-il un acte de prévention ? Les soins ont certes des effets, mais lesquels et sur quoi ? Être autonome dans ses décisions, bien sûr, mais avec quelle aide à la décision, justement ? C’est avec ces questions que trente ans durant Marie Ménoret a enquêté pas à pas sur les terrains de la médecine et de l’expérience du cancer.
Dans Sociologie et cancérologie : un regard de biais, d’abord elle fait le point sur le concept d’autonomie, cette injonction qui court dans le monde de la santé, où chacun doit faire montre de ses capacités exceptionnelles. Puis passe au collectif, s’intéresse à ce que l’Evidence-Based Medicine (EBM) fait, en cancérologie, des thérapies dites « alternatives ». L’auteure montre l’élaboration d’un versant consensuel à l’égard de pratiques longtemps réprouvées. Elle présente les conséquences des nouveaux savoirs génétiques appliqués aux cancers du sein et de l’ovaire après l’identification du gène BRCA1 et BRCA2. Et étudie le triangle scientifique, médecins et patients avec en main les incertitudes générées par ces nouveaux savoirs. Très intéressant, elle s’attarde après à une population inconnue : celle des survivants à un cancer, de plus en plus nombreux, et les précarités qui les stigmatisent sur un mode discret. Enfin, elle déploie une réflexion plus large sur les rapports soignants soignés, l’évolution de la profession cancérologique, la dimension anthropologique du cancer, et finalement la dimension de l’incertitude qui pèse en permanence, cette espèce de doute encerclé de savoirs qui ne l’éteignent pas.
Un gouffre entre l’espace vécu et l’espace médical
Pour aller plus avant vers ces questions, il faut repartir du point de départ du travail de Marie Ménoret qui a toujours été inscrite dans une sociologie du cancer, une sociologie de la santé et de la démocratie sanitaire, avec une dimension anthropologique marquée par cet horizon : la vie des malades. Cette sociologie du cancer se double d’une sociologie de genre, puisque le cancer du sein et de l’ovaire met au centre les femmes. Pour ce faire, plusieurs points de bascule s’opèrent durant ces trente années de recherche, des points de déplacement à partir desquels elle s’engage à observer de près pour en faire une histoire.
Déplacement, dès le départ, avec l’annonce d’un lymphome très jeune, en 1980, à 22 ans, qui devait l’introduire dans le monde médical. Un voyage de plusieurs années où on lui expliquait le côté définitif de la maladie, les adaptations qu’elle devait fournir, les rendez-vous à ne pas manquer, cette part invalidante avec laquelle elle devrait « faire avec » quoi qu’il en coûte. Dix ans après, en 1990, l’auteure se glisse sur un poste d’accueil en santé publique à l’Inserm pour quatre années. « Ma carrière de sociologue est donc due à une contingence, en l’occurrence une maladie – pour les experts : un lymphome – grâce à laquelle, au lieu de possiblement perdre la vie hier, je la gagne aujourd’hui. On pourrait considérer cette donnée première comme une variante sociologique en quelque sorte de la maladie-métier. » De cette posture crue, dure à avaler, elle faisait une arme analytique redoutable. De ce point de vue, de ce point de maladie pourrions nous dire, un déplacement majeur s’opérait qui remettait au centre du jeu « les malades » et leurs propres préhensions.
Déplacement, aussi, à entendre les « chercheurs non impliqués » s’interroger sur les paliers des maladies, les stades d’évolution des cancers, l’incompréhension des malades sur ce qui leur arrive, rivés sur la rive médicale des médecins spécialistes dont la technicité coupe court à tout autre interrogation. Marie Ménoret écrira sur ce gouffre entre l’espace vécu de la maladie et l’espace médical sourd envers les sujets. Déplacement encore dans le choix théorique qui s’impose, un choix clair : l’ethnographie à l’écoute des malades et des réponses qui leur sont fournies.
La Grounded Theory
Le soubassement théorique est très affirmé. Sa rencontre avec Jean Peneff à l’université de Nantes (L’hôpital en urgence, 1992) l’oriente vers Talcott Parsons sur les rôles de médecin et de malade, Robert Merton, Everett Hughes ou Howard Becker sur la formation médicale, Erving Goffman sur la psychiatrie, Harold Garfinkel sur le transsexualisme, Aaron Cicourel sur la communication médicale, Judith Lorber sur le genre de la santé, sans oublier Eliot Freidson sur les professions. Et l’auteure de s’interroger inlassablement sur les objectifs d’observation, de participation et d’évaluation de ses propres données à travers la Grounded Theory qui l’inspira très tôt, depuis ses débuts, tout en s’écartant de certains ghettos épistémologiques dont elle sentait le danger d’enfermement.
Ses travaux doivent à de nombreux travaux outre-Atlantique : l’étude de l’institution hospitalière, de la médecine en tant que profession, celle du rôle de malade et de l’expérience de la maladie, les analyses sur la construction sociale de la maladie et de la connaissance médicale – y compris la médicalisation –, l’épidémiologie sociale et les études des services de soin en tant qu’organisations sociales. Sur chacun de ces axes, Marie Ménoret donne une perspective nouvelle en termes de pouvoir, d’autorité, de normes, de négociation, d’inégalité sociale et/ou de distribution de ressources. Cette fois l’orientation est fixée, les choix se précisent, le goût de l’enquête affirmé.
Un questionnement fermement politique
Prenant à son compte la réflexion de Becker affirmant sa passion pour « l’étude de ce que font les gens dans les quelques marges de liberté dont ils disposent » ou celle de Hughes militant pour « l’étude des interactions », Marie Ménoret définit sa recherche sur « la trame sociale de l’expérience du cancer », en privilégiant la notion d’expérience, appréhendée en tant qu’aventure cognitive, au côté de celle d’interaction, venant d’acteurs sociaux et non plus d’agents sociaux. Et finalement de découvrir Blumer et sa perception de l’organisation sociale offrant « un cadre dans lequel des unités actives développent leurs actions (…). Le cadre fixe les conditions de leur action, mais ne détermine pas leurs actions (…). Il donne forme aux situations dans lesquelles les gens agissent et (…) fournit un ensemble de symboles déterminés que les gens utilisent afin d’interpréter leur situation » (Blumer, 1969 : 87-88). L’auteur s’inscrit sans réserve dans cette tradition, une démarche le plus souvent inductive qui suppose une bonne dose d’ethnographie, un réglage précis des observations, et une place à ces fameux « acteurs sociaux ».
L’ouvrage balaye trente ans de ses recherches. Au total, c’est une forte sociologie qu’elle nous laisse par cet ouvrage, une perspective qui frappe au coin des rapports sociaux, des relations de genre, en remettant au centre la place des femmes envers les experts en médecine, notamment du point de vue des politiques en actes. On peut dire que son questionnement est fermement politique avec un souci de le planter dans la pratique de ce qui se fait, se dit, se façonne et se pense.
Notons que Marie Ménoret laisse de très belles pages sur l’espérance de vie ou l’espérance de guérison, cette terrible évaluation des chances pour un patient d’être en vie à un moment déterminé. Car au bout du compte, il ne reste que deux seules catégories : celle de curable et celle d’incurable. D’où son intérêt à enquêter sur les survivantes, celles qui sont guéries mais suspendues à l’incertitude de demain.
Jean-François Laé