
Jean-François Corty, président de Médecins du monde (MdM) est un témoin de ce qui se passait dans la guerre à Gaza. Membre actif de VIF, il raconte les nouveaux enjeux auxquels font face les humanitaires dans ce contexte et le fait en débat avec Patrick Aeberhard, historique des French Doctors, également ancien président de MdM.

Jean-François Corty : Oui, la guerre est meurtrière, assassine, injuste, elle l’est depuis toujours, et la difficulté pour les ONG est de garder un espace indépendant dans un contexte de tensions fortes. Malheureusement, nous n’avons pas attendu la guerre à Gaza pour voir des horreurs, des soignants tués, des membres d’ONG abattus. Nous l’avons vu en Tchétchénie, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen. Mais la singularité de cette guerre, qui n’est pas achevée rappelons-le, c’est son caractère hyper létal avec un nombre de morts civils considérable : au moins 46 000 morts, auxquels il faut ajouter plus 30 000 morts selon The Lancet, sans compter ceux décédés par défaut de soins en dehors des structures sanitaires et les blessés qui vont mourir dans les jours et les semaines qui viennent. Sans parler de l’impact psychologique et de ses conséquences délétères.
La singularité de ce conflit, aussi, ce sont des bombardements dans un territoire clos, enfermé. À Gaza, on est passé d’une période de blocus ces dernières années où le rationnement était déjà imposant, à un siège avec des destructions massives. En cela s’est différent, par exemple, de la guerre en Ukraine à Marioupol, où les habitants avaient la possibilité de fuir. De plus, il y a eu un nombre incroyablement élevé de morts parmi les personnes travaillant dans l’aide humanitaire, plus de 300, dont une grande majorité de personnels de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, ndlr). Des expatriés ont aussi été touchés mais peu. Nous, nous avons eu notre bureau détruit, volontairement. À MdM, nous avons pu continuer a minima dans le centre de la bande de Gaza, mais dans des conditions extrêmement difficiles, en essayant de se protéger aussi. Deux centres de santé ont ainsi continué à travailler, avec des Gazaouis essentiellement. De notre point de vue, il était très difficile d’envoyer des expatriés, on l’a fait au compte-goutte, mais à partir de juin, seuls quelques rares personnes y ont été pour de séjours très courts. Il n’était pas possible de faire sortir notre équipe de Palestiniens.
Une impunité exceptionnelle
Côté aide humanitaire, celle-ci a été largement empêchée de rentrer par les autorités israéliennes pour répondre aux besoins de deux millions de personnes (dont plus de 90% ont été déplacées) soumises à la faim, la soif, au défaut de soins. Par exemple, on n’a pu faire rentrer que quatre camions sur quinze mois. Une goutte donc, et le tout dans un contexte de surpolitisation de l’aide, notamment des Occidentaux et des Américains, avec des discours aberrants parlant de corridor maritime humanitaire, ce qui n’a jamais fonctionné alors que des tonnes d’aides étaient prépositionnées côté égyptien et israélien et qu’elle ne demandait qu’à rentrer par la route, car Gaza n’est pas une ile… Une aberration opérationnelle. On manipulait, de fait, les concepts d’aide humanitaire pour s’en servir comme d’un paravent moral, les Américains ne souhaitant pas dénoncer les causes des besoins, à savoir le blocus et les bombardements de leur allié israélien auquel ils fournissaient par ailleurs la majorité des armes.
Les Occidentaux ont perdu la dernière légitimité qu’ils avaient
Enfin, s’est ajoutée la notion d’impunité, ce qui assez exceptionnel par rapport à d’autres guerres, et surtout par rapport aux discours des Occidentaux, censés suivre et défendre le droit international humanitaire (DIH). Là, les pays occidentaux se sont murés, pour la plupart, dans un silence étonnant, alors que les mêmes s’en servaient pour dénoncer ce qui se passe en Ukraine. C’est grave. Les Occidentaux ont perdu la dernière légitimité qu’ils avaient de pouvoir se mettre en avant comme référent moral, ils ont de fait contribuer à affaiblir ce DIH par ce deux poids deux mesures grotesque.
Que faire dans ce contexte ? On nous a reproché de parler. Mais quel est l’enjeu ? Que dire devant cette impunité ? La Cour internationale de justice a parlé de risque de génocide. Rien ne s’est passé, 30 ONG ont travaillé sur la question, se déplaçant, montrant que 90% de leur matériel avait été détruit. Et nous l’avons dit aussi. Les mesures de sauvegarde n’ont pas été respectées. Amnesty et Human Rights Watch ont publié fin 2024 des rapports dont les conclusions vont dans le sens d’un contexte génocidaire. MdM n’a pas la qualification pour développer et apporter un fondement juridique sur le sujet, mais nous avons corroboré les faits observés par nos équipes sur le terrain, les meurtres de civils en masse, l’aide empêchée, la destruction de lieux vitaux. Bref, des éléments qui concourent à l’existence d’un génocide…
Faute de remplir votre mission de prise en charge médicale, vous avez dû faire un travail politique, est-ce cela qui vous a conduits à témoigner ?
J.-F. C. : Non. On a pu travailler, on l’a fait, mais dans des proportions très insuffisantes. De plus, c’est notre fonction : l’action et le témoignage sont les deux axes qui, pour nous, sont liés depuis le tout début, depuis les années 1970, ce qui nous distingue des ONG droits de l’homme qui sont centrées sur le plaidoyer, ou les ONG dites « caritatives » qui ne font que de l’opérationnel.
Reste que la nature du plaidoyer peut changer et évoluer en fonction du terrain. Nous, sur le terrain, nous sommes opérationnels, mais nous engageons la responsabilité de nos équipes et quand on parle, on doit donc faire attention pour leur sécurité. Nous étions dans une immense difficulté. La communication et le plaidoyer se font de manière séquencée, au gré des atrocités et du mutisme de la communauté internationale, en ayant toujours en tête l’intérêt des civils et la sécurité de nos équipes comme priorité, un exercice sur la crête en permanence.
Il faut soutenir la CPI, la CIJ et l’UNRWA
Quid pour demain ? Les ONG peuvent-elles garder une force de pression ?
J.-F. C. : Les effets seront dévastateurs, je le crains. Aujourd’hui, plus qu’avant, n’importe quel dirigeant sanguinaire pourra nous rire au nez lorsque l’on sortira le respect du DIH comme référence. Qu’est-ce que les pays occidentaux en ont fait ? On va être en grande difficulté pour préserver un espace humanitaire interventionnel indépendant. Mais on ne peut en rester à ce seul constat ; il faut que la justice passe, il faut soutenir la CPI, la CIJ et l’UNRWA. Et à l’heure où nous parlons, nous en sommes loin, les Occidentaux continuent même à mettre des bâtons dans les roues de la CPI, en faisant des pressions quasi mafieuses sur les juges. C’est inquiétant pour tout le monde. Notre espace de travail s’en est trouvé réduit, mais nous avons pu continuer, essayer, nos équipes travaillant, mais prises au piège comme deux millions de personnes. Et la situation en Cisjordanie, déjà difficile, s’aggrave, elle, de jour en jour depuis janvier 2025.
Toutes les fautes viennent des ONG

Patrick Aeberhard : Dans ma position de cofondateur de Médecins sans frontières (MSF) puis de MdM et avec ce recul, nul doute, la situation à Gaza est épouvantable, très différente de ce que l’on a connu dans le passé.
J’avais écrit une tribune dans Marianne le 13 décembre 2023 où je notais que « puisqu’aucune solution préventive ne semble possible, puisque l’État d’Israël a été incapable de protéger sa population, alors que plus de 1 200 de ses citoyens ont été assassinés et beaucoup d’autres blessés par l’action sanguinaire et terroriste du Hamas, puisque par voie de conséquence un peuple de deux millions de personnes prisonnier sur son territoire doit payer au prix d’invraisemblables souffrances les manquements de ses responsables politiques et militaires qui ne se soucient guère de les protéger, il est du devoir des Nations unies, avec l’aide des forces armées des pays qui voudront bien s’impliquer, de mettre en place une force d’interposition permettant qu’un cessez-le-feu prolongé soit appliqué et que les diplomates puissent s’atteler à la recherche d’une solution politique ». Un an plus tard et des milliers de morts supplémentaires, aucune solution n’a été trouvée ! Où est la responsabilité de protéger ?
Et les ONG ?
Beaucoup de choses ont changé. En trente ans, le nombre des ONG a beaucoup augmenté, les institutions intergouvernementales sont devenues massives, importantes, et il est devenu presque classique d’affirmer que toutes les fautes viennent des ONG.
Pour beaucoup d’États – en tout cas c’est ce qu’ils disent–, les ONG ne font pas leur boulot. C’est un comble, puisqu’elles ne peuvent pas le faire car elles sont entravées. À Gaza, envoyer des expatriés est compliqué et c’est prendre un risque parfois démesuré. Les ONG travaillent avec des locaux, ce qui est le but, mais on ne peut pas reprocher ensuite aux ONG de faire de la politique. Enfin, ce conflit s’éternise. Il aurait dû être interrompu bien plus tôt. Il ne l’a pas été.
J.-F. C. : Je le redis, nous n’avons pas vu les États occidentaux défendre le droit international, alors qu’ils l‘ont fait contre Poutine, alors qu’ils ont le devoir de prévenir des crimes de masse. Dans ces conditions, comme le dit Patrick, les ONG deviennent un problème, à Gaza mais aussi dans la Méditerranée où les associations d’aide aux migrants sont criminalisées. Tout cela s’inscrit dans une dynamique inquiétante, les ONG occidentales vont être de moins en moins considérés comme des outils de soft power dans des pays où les États sont de plus en plus touchés par l’extrême droite. Regardez aux USA, les ONG n’ont plus d’aides, stoppées dans un contexte de baisse de l’aide au développement, de 30 à 40% en Europe, et de pression de l’extrême droite. Non seulement ils n’ont pas soutenu le DIH, mais en plus, ils annoncent qu’ils vont de moins en moins financer.
De fait, nous ne sommes plus porteurs de rayonnement pour la diplomatie. On gêne car on ne porte pas les valeurs de l’extrême droite. Dans les mois qui viennent, je le crains, des centaines d’ONG vont fermer. Nous, on va survivre car 50% de nos budgets viennent de donateurs privés. Mais celles qui ont une majorité de fonds issus de financements des États risquent de disparaître.
Nous sommes devenus des ennemis de tout le monde
P. A. : C’est exact. En France, le monde des ONG est très inquiet. Nous sommes face à un danger démocratique. Lors du génocide du Rwanda, on a ressenti une culpabilité internationale qui a fait que tout le monde, après-coup, a appuyé et favorisé les ONG. Aujourd’hui, cela a changé, nous sommes devenus des ennemis de tout le monde.
Distinguer compromis et compromission
J.-F. C. : Un autre exemple : en France, la presse nous a reproché, à MSF comme à MdM, de ne rien faire pour les otages, pointant aussi le fait que l’on a travaillé en Palestine, et donc que l’on soutenait le Hamas. Mais que pouvait-on faire pour les otages ? C’est un mandat de la Croix-Rouge, que nous n’avons pas, nous n’avons pas de légitimité politique pour le faire.
Autrement, on est présent partout où l’on peut. En Afghanistan, on travaille avec les Talibans, en Corée du Nord, on est finalement partis, mais à chaque fois, on essaye, on travaille sur des marges car il y a des marges de négociation. L’enjeu n’est pas de soutenir des régimes autoritaires mais d’avoir accès à leur population sans être trop instrumentalisé… Une ligne de crête, de mise en tension des principes humanitaires assez courante dans notre métier, avec l’idée de distinguer compromis et compromission.
P. A. : L’hôpital de Kaboul est maintenu par la Chaîne de l’espoir. Les équipes restent alors que la pression est forte pour qu’elles s’en aillent. Mais si elles partent, ne serait-ce pas pire ? Le choix est redoutable. On se moque de la Croix-Rouge, mais elle fait ce qu’elle peut. Les humanitaires sont devenus des cibles. Le risque s’est fortement accru, il est devenu immense.
Le droit d’ingérence a été manipulé
J.-F. C. : Est-ce pire qu’avant ? Je ne sais pas. Aujourd’hui, il y a un empilement de crises majeures touchant des populations civiles. Les ONG sont isolées, elles ne sont plus soutenues, les pays dits du « Sud global » ont l’impression que l’on s’est moqué d’eux, ce qui a accentué l’écart Nord-Sud, et au final, cela réduit d’autant notre espace. Le droit d’ingérence a été manipulé, mais ce qui reste le plus marquant, c’est la démission des Occidentaux qui ont laissé faire à Gaza, puis en Cisjordanie, provoquant la perte de la légitimité qui leur restait sur le sujet.