« Quand l’étrange n’est plus à entendre… »

Expo, Palais de Tokyo

« L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation ! », écrivait Averroès, le célèbre philosophe andalou du XIIe siècle. Nous en sommes encore là !

Trois faits : la dimension guerrière est, aujourd’hui plus que jamais, omniprésente dans le discours et les actes de ceux qui ont en charge les affaires du monde. L’État en guerre peut s’autoriser toutes les injustices, toutes les violences et peut pousser à toutes sortes de haines.

L’acte de guerre, autant que le discours sur la guerre, s’appuient, s’alimentent, et se renforcent par le règne de la peur. Si, pour Spinoza, un pouvoir doit, dans une certaine mesure, gérer la crainte et l’utiliser dans certains cas pour se faire respecter et être efficace, quand on évoque la guerre et la peur qu’elle engendre, on peut alors imposer aux citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifice. La méthode est connue, insistante, répétitive : les citoyens sont traités comme des mineurs, infantilisés, soumis au discours dominant. La critique est bannie, le désaccord méprisé ou tu… Tout est mis en œuvre, grâce aux énormes moyens d’information et de communication actuels, pour bannir les divergences.

Peut-on imaginer que cet état de fait n’ait pas de conséquences sur le fonctionnement psychique des citoyens ? Bien évidemment, cette peur distillée en permanence va enfermer les humains dans le repli sur soi, ou les figer dans « l’entre-soi », ou encore les précipiter vers des espaces communautaires ou identitaires réducteurs parfois extrémistes. La peur de l’autre, de sa réaction, la peur de ne pas être en accord avec lui, la peur de l’incompréhension ou du rejet, la peur même de nos propres idées nous entraîne dans un espace psychique (individuel et collectif) fort dangereux : la découverte d’un temps, d’un moment où la pensée peut être suspendue, immobilisée, rétractée, privée de liberté créative.

Cette pensée corsetée ou apeurée s’exprime ainsi : « On ne peut plus rien dire en ce moment ! » ou « Je préfère me taire ! » ou « Cela ne sert à rien de parler ! ». Ces fragments de discours viennent dire une vérité actuelle bien inquiétante. Pensée et langage sont ainsi soumis à un diktat qui vient gravement abraser la complexité du fonction psychique humain.
Or nous pensons que la pensée ne peut être que complexe, variée et variable, vivante et dynamique. La bonne santé psychique des humains et leur insertion dans un collectif vivant et fécond en dépend. Chez l’humain, la peur appelle ses compagnons de toujours qui sont aussi omniprésents et omnipotents : le discours sécuritaire et les actes sécuritaires. Ils se prétendent résolutoires, rassurants, voire thérapeutiques ! Alors que dans la réalité des faits, ce sont des actes qui divisent, qui séparent, qui éloignent les humains les uns des autres ; ceux qui, sous prétexte de  protection rejettent, excluent.

La haine n’est pas loin

Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique a bien montré comment la peur « peut creuser l’abîme qui nous sépare de l’autre ! ». Nous pouvons affirmer que la confusion entre la sécurité de base et le tout sécuritaire est aujourd’hui à son apogée ! En effet, la sécurité de base est celle que tout citoyen du monde est en droit d’attendre et que tout État se doit de promouvoir, celle qui permet que les droits essentiels – droit à l’accès aux soins, à l’école, à la justice, à l’eau, à la nourriture, au logement, etc. – soient érigés en bannière universelle. Alors que le tout sécuritaire promeut la méfiance et la peur de l’autre comme conditions existentielles.

En tant que psychiatre, on peut affirmer que cette dimension sécuritaire omniprésente a des effets délétères sur le fonctionnement psychique de l’humain. Car c’est dans la relation, avec la relation et par la relation à l’autre que nous structurons notre personnalité, notre fonctionnement psychique. C’est cette confiance de base qui est indispensable à notre plein épanouissement. Nous en sommes dépendants.
Brandir la dimension sécuritaire comme suprême étendard et politique prioritaire permet de faire écran et nous rendre aveugles aux drastiques atteintes à la sécurité de base. Cette hyper croissance du discours et des actes sécuritaires s’accomplit au détriment du discours et des actes concernant la sécurité de base. La peur et la défiance risquent alors de devenir systématiques, voire « naturelles », et de structurer bon nombre de relations (dans le rejet, la violence, le dédain). Que devient alors la dimension empathique ainsi attaquée, amoindrie, dissoute ?

Qui plus est, la haine n’est pas loin ; elle rôde, attend son heure pour se libérer des chaînes que péniblement des siècles de civilisation ont construites comme garde-fous. Une fois de plus, on aurait pu espérer que le degré avancé de la civilisation humaine permette aux peuples de différencier ce qui unit de ce qui sépare, et de ne pas confondre l’étranger et l’ennemi.
Hélas !!!

Quand l’étranger devient l’ennemi

Quand l’étranger devient l’ennemi, quand l’étrange n’est plus à entendre, quand nous n’avons plus les moyens d’être disponibles à ce qui nous dérange et si les désaccords ne peuvent plus s’exprimer, alors comment ne pas s’étonner de l’apparition ou de l’aggravation de la souffrance mentale et la multiplication des tableaux cliniques où vont dominer des éléments interprétatifs, persécutifs, ou encore des tableaux anxieux, dépressifs, suicidaires, ou plus sournoisement des troubles graves de la personnalité dus aux abrasions de repères structurants et vivifiants.

Les replis « en communauté » peuvent un temps faire illusion quand l’entre-soi devient le seul garant du bon fonctionnement psychique ; cette illusion vient elle-même s’alimenter de la peur, de la méfiance ou de la haine elles-mêmes génératrices de discours et d’actes « hyper sécuritaires ». La boucle est ainsi bouclée ! Comment pouvons-nous interrompre ces processus ? comment pouvons-nous au moins trouver des espaces où puissent être réellement débattues toutes ces questions ? Comment sortir du rétrécissement de la pensée, du langage, des affects qui règnent aujourd’hui ?

Hervé Bokobza et Sofiane Zribi