Quand la vieillesse était fêtée par la Révolution (1794-1806)

Parmi les mesures symboliques prises dans les années suivant la Révolution française de 1789, la plus marquante est l’adoption un nouveau calendrier de 1792 à 1806, où de nouvelles fêtes se substituent aux fêtes religieuses du précédent. Deux articles du décret de la Convention nationale du 18 floréal an II (7 mai 1794) stipulent ainsi que « La République française célèbrera tous les ans les fêtes du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793, du 31 mai 1793 » (Article VI), et qu’« Elle célébrera aux jours de décades les fêtes dont l’énumération suit : à l’Être suprême et à la Nature ;  au Genre humain ;  au Peuple français ; aux Bienfaiteurs de l’humanité ; aux Martyrs de la liberté ; à la Liberté et à l’Égalité ; à la République ; à la Liberté du monde ; à l’Amour de la patrie ; à la Haine des tyrans et des traitres ; à la Vérité ; à la Justice ; à la Pudeur ; à la Gloire et à l’Immortalité ; à l’Amitié ; à la Frugalité ; au Courage ; à la Bonne Foi ; à l’Héroïsme ; au Désintéressement ; au Stoïcisme ; à l’Amour ; à l’Amour conjugal ; à l’Amour paternel ; à la Tendresse maternelle ; à la Piété filiale ; à l’Enfance ; à la Jeunesse ; à l’Âge viril ; à la Vieillesse ; au Malheur ; à l’Agriculture ; à l’Industrie ; à nos Aïeux ; à la Postérité ; au Bonheur  » (Article VII).


Mais dans les faits, ces fêtes ne sont pas célébrées et il faut la volonté des représentants locaux du peuple pour faire appliquer ce décret. Le 2 nivôse an III (23 décembre 1794), le représentant du peuple auprès du district de Romans rappelle, par exemple, aux maires et officiers municipaux d’Hauterives leur négligence à honorer les fêtes décadaires (chaque décadi, dixième et dernier jour de la décade dans le calendrier révolutionnaire), « alors qu’ils ont reçu tant de bienfaits de la Révolution ». Il faut attendre la loi du 3 brumaire an IV (24 octobre 1795) sur l’Instruction publique pour voir la pratique se développer. Son titre VI institue sept fêtes devant être célébrées dans chaque canton de la République, notamment celle de la Jeunesse (le 10 germinal/30 mars), des Époux (le 10 prairial/29 mai), et la dernière de l’année, à la saison des fruits : la fête de la Vieillesse (le 10 fructidor/27 août).

L’ordre biologique ne suffit pas

Dans un article paru en 1970 dans les Annales historiques de la Révolution française, l’historienne Mona Ozouf précise le sens pour les révolutionnaires des différentes fêtes des âges de la vie :

« Après cette époque riche en événements liés aux âges, on aborde une grande plage d’âge mûr dont rien, semble-t-il, ne vient rompre la monotonie. Apparemment les fêtes sont muettes sur les étapes qui pourraient, de vingt-et-un à soixante ans, rythmer le grand temps étale de la maturité. À y regarder de près pourtant, on distinguerait deux groupes : les nouveaux mariés, les pères et mères de famille, répartition qui écarte le célibataire, ce grand exclu des fêtes révolutionnaires. Les nouveaux mariés sont définis négativement comme ceux qui n’ont pas encore eu d’enfant ; et plus précisément comme les mariés de l’année : ils jouent un rôle particulier dans la Fête des Époux, sont chargés des offrandes dans la Fête des Vieillards et conservent un lien avec la jeunesse. Quant aux pères et mères de famille, ils offrent un thème inépuisable aux orateurs et, entourés de leurs enfants, une solide figuration dans les cortèges. Lorsqu’ils ont marié leur dernier enfant, ils entrent alors dans une nouvelle catégorie, aux limites fort imprécises, mais que les procès-verbaux prennent parfois la peine de distinguer ; ce sont alors les « pères et mères de famille d’un âge avancé ». 

Vient ensuite l’âge dont les limites sont le moins controversées : la limite supérieure en raison de l’incertitude de la mort ; la limite inférieure en raison d’un consensus très large. C’est celui des comédies où le barbon amoureux a toujours soixante ans, des traités de médecine qui font commencer la vieillesse à cet âge, de la pratique rurale traditionnelle. Cette catégorie admet peu de distinctions, encore que parfois, mais assez vaguement, les auteurs de projets y décèlent un groupe particulier, le groupe des « sages ». Mais le plus souvent on se contente de signaler dans cette catégorie les performances éclatantes ; les procès-verbaux des fêtes mentionnent les âges des vieillards quand ils paraissent relever du merveilleux : dès soixante-dix ans. 

À quels motifs obéit le découpage ? Est-il physiologique, psychologique, social, esthétique ? ou encore, peut-être tout cela à la fois ? Il est clair que cet ordre se veut accordé à la biologie. Il distingue bien l’enfance de l’âge adulte et retrouve à peu près les âges de puberté fixés par les traités de médecine ou les histoires naturelles. Les dispositions de ségrégation des sexes le rendent manifeste. Les enfants défilent tous ensemble dans les cortèges : nul ne songe à préciser leur sexe ni même à leur assigner deux files distinctes. L’enfance passée, cesse aussi l’indistinction de l’innocence, et les périodisations deviennent concurrentes. Leclerc, le 17 brumaire an VI, propose un double classement : les garçons, de neuf à seize ans, les filles, de neuf à quatorze ans défileront à part et chanteront des hymnes distincts. La distorsion des deux classes d’âge tient évidemment compte de la précocité des filles et donne une figuration aux observations des médecins et des hygiénistes. Du reste, il arrive aux programmes des fêtes de le dire : à Angers, le jour de la fête de l’Être suprême, après le groupe des « jeunes filles de 11 à 13 ans » défilent « les filles à l’âge de puberté »..

Ce n’est pourtant pas tout ; il n’y a pas de groupe d’âge qui ne se définisse par rapport à des activités, parfois toutes symboliques. La venue chronologique de l’âge joue un rôle moindre que le modèle de conduite qui lui est attaché ; et de fait le recours à l’ordre biologique ne suffit pas à rendre compte d’une classification où éclate, par exemple, l’importance du groupe des nouveaux mariés. Les facteurs de maturation, ici, sont sociaux autant que sexuels et plus précisément peut-être, cérémoniels : par-là on pressent que la hiérarchie des âges est une répartition des rôles cérémoniels, une distribution bien réglée des fonctions sacrales. Enfin toute préoccupation psychologique n’a pas déserté ce découpage. Sans doute ne voit-on jamais distinguer un âge de raison d’un âge de non-raison. Mais les discours, eux, multiplient les notations psychologiques : l’enfance est l’âge des hasards, la jeunesse des désirs, la maturité des jouissances, la vieillesse des regrets. »

« Apportez des fleurs et couvrez-en ces sages »

Pendant ces années, les discours à la gloire de la vieillesse fleurissent, à l’image de celui prononcé le décadi, 10 Fructidor de l’an VII, à la fête de la Vieillesse par le Cen. François Tobie (Commissaire du Directoire exécutif, près l’Administration municipale du 2me Arrondissement du Canton de Paris) :

« Qui que vous soyez, citoyens, étrangers, vous tous qui, conduits par une piété vraiment filiale, venez dans ce temple payer à la vieillesse le tribut de reconnaissance, de respect et d’amour que lui doit le jeune âge, soyez bénis ! Puissent vos heureux enfants, glorieux imitateurs de votre religieux exemple, vous rendre, après un long cours d’années prospères, un hommage aussi tendre que celui que vous offrez en ce moment à vos vénérés pères. Honneur au sénat qui a institué cette solemnité touchante. (fanfare) Honneur au gouvernement qui, attentif à saisir tout ce qui peut contribuer à raviver l’esprit public, à purifier les mœurs, à resserrer les liens sociaux, s’est pour ainsi dire, fait un devoir de convoquer, de réunir les siècles passés dans cette enceinte, pour servir à l’instruction de la génération présente. (fanfare) […] Ô vous dont les mains bienfaisantes nous nourrissent, et dont les fils valeureux nous défendent ; vous qui, pendant 60 ans, avez pâli sur la science des nombres, pour l’utilité de l’agriculture, de l’art militaire, de la navigation et du commerce ; vous tous qui nous avez constamment instruits par vos préceptes et édifiés par vos exemples, sincères amis de la liberté, véritables colonnes de la République, approchez, c’est pour vous, c’est à votre gloire, c’est en votre nom que la voûte éthérée retentit ; c’est pour augmenter notre allégresse, c’est pour célébrer dignement votre fête, que les enfants des arts font résonner ce temple de leurs voix mélodieuses, que nos braves frères d’armes, que les vainqueurs des Rois sont ici réunis par les ordres pieux de leur illustre chef ; c’est pour vous que l’innocence tient ces couronnes qui ont été tressées par les mains de la plus tendre, de la plus respectable amitié. Puisse votre carrière et longue et fortunée, nous permettre longtemps de profiter de vos conseils, de votre expérience. Nouveaux Dédales, guidez nos pas dans le labyrinthe du monde ; sans vous, nous le savons, nous courons sans cesse le risque d’éprouver le sort d’Icare. Les dehors quelquefois austères de votre honorable vieillesse, ne nous rebuteront pas ; avec un peu de temps, sous les traits de Mentor, nos yeux plus exercés reconnaîtront facilement Minerve. […] Enfants, apportez des fleurs et couvrez-en ces sages. (De jeunes citoyennes s’élançant aussitôt vers les vieillards, font voler sur eux à flocon les fleurs qui remplissent leurs corbeilles.) Touchez avec respect ces cheveux qu’ont blanchi cent hivers. Baisez, avec transport, ces mains laborieuses qui ont assuré votre existence et préparé votre liberté. Enfants de tout sexe, de tout âge, guerriers, citoyens, magistrats, levez-vous … Honneur aux pères de la patrie ! (A l’instant la municipalité et tous les fonctionnaires publics se sont levés spontanément et ont, dans un religieux silence, exprimé aux vieillards le sentiment profond de vénération dont le commissaire du directoire exécutif était l’organe.) Guerre à mort au gouvernement d’Angleterre… Vive la République ! »

Hommage à l’auguste vieillesse

Les artistes peignent aussi des allégories révolutionnaires de cette fête. Un hymne est même créé par Théodore Desorgues (1763-1808) et mis en musique par Gossec. Il sera interprété à la fête de la Vieillesse du 10 fructidor an IV.

« Déjà le génie et la gloire,
Guidant au loin nos étendards,
Ont couronné par la victoire
Le fer béni par nos vieillards.
Hommage à l’auguste vieillesse !
À la saison de la sagesse
Offrons nos solennels accords !
Français, pour célébrer cet âge,
De la paix consolant présage,
Vertumne étale ses trésors.

Chœur Dans nos concerts et dans nos fêtes
Que nos pères soient révérés :
Quand l’âge aura blanchi nos têtes,
Comme eux nous serons honorés.

Que la jeunesse plus docile
Respecte le déclin des ans :
La vieillesse est encor fertile,
Et jouit des fruits du printemps.
Tel qu’un arbre cher à Pomone,
Qui forme sa riche couronne
Des tribus de chaque saison,
Le vieillard, vainqueur de l’envie,
De tous les travaux de sa vie
Recueille une illustre moisson.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

Dans sa vieillesse quels hommages
Obtient un appui de l’État !
Riche du commerce des sages,
Il brille d’un nouvel éclat ;
Témoin fidèle, irréprochable,
Tel qu’un monument vénérable,
Par son siècle il est consulté ;
Près de lui veillent la prudence,
La froide et sûre expérience,
Et l’incorruptible équité.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

Contemplez ce fécond Voltaire,
Dont le matin fut si pompeux ;
Est-ce en commençant sa carrière
Qu’il éblouit le plus les yeux.
Ou quand, sur un noble théâtre,
Il reçut d’un peuple idolâtre
Le prix de ses nombreux travaux.
Et lorsqu’au temple de mémoire,
Courbé sous soixante ans de gloire,
Il triomphe de cent rivaux.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

Oh ! Quel pouvoir un front de neige
Ajoute aux vertus, aux talents !
Malheur à la main sacrilège
Qui souilleroit ces cheveux blancs…
Si cet imposant caractère
Ne peut désarmer ta colère,
Que tes jours languissent flétris :
Et puisses-tu pour ta bassesse,
Dans l’opprobre de ta vieillesse,
Servir de risée à tes fils.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

Que l’aimable et frivole Athènes
Néglige ces pieux tributs ;
Sparte, honneur de la race humaine,
Les place au rang de ses vertus :
Ô Sparte ! Aux pompes de la Grèce,
Jouet d’une folle jeunesse,
Un vieillard ose t’invoquer ;
Et l’on redit ce mot auguste,
Athènes connoît mieux le juste,
Sparte le sait mieux pratiquer.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

C’est par là que de sa patrie,
Numa raffermissant les droits,
De sa fabuleuse Égérie
Fit respecter les saintes loix ;
C’est par là que Rome plus libre,
Devant la majesté du Tibre,
Abaissa le trident des mers ;
Et que dans sa vaste carrière,
Rival du Dieu de la lumière,
Son aigle envahit l’univers.

Chœur. Dans nos concerts, etc.

Sans la piété filiale,
Tombent les plus fermes remparts :
Où vit-on régner la morale,
Sans le respect pour les vieillards :
Lien sacré de tous les êtres,
Il nous unit à nos ancêtres,
Il agrandit le genre humain :
C’est l’anneau puissant et magique
De cette chaîne allégorique,
Que Jupiter tient dans sa main.

Chœur. Dans nos concerts, etc. »

Philippe Artières

Poursuivre :

– Mona Ozouf, « Symboles et fonctions des âges dans les fêtes de l’époque révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 42e Année, No. 202 (Octobre-Décembre 1970), p. 569-593

– Mona Ozouf, La fête révolutionaire 1789-1799, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1976.

– Pierre Constant, Musique des fêtes et cérémonies de la Révolution française, Paris, Imprimerie nationale, 1899.

– C.-P. Guébert, Fête de la vieillesse. Département de la Seine. Canton de Paris, cinquième arrondissement, 10 fructidor an VII, 1799 (en ligne sur Gallica.fr)