Sociologue et démographe, Nathalie Bajos a longtemps travaillé sur la sexualité, l’avortement et la contraception. Un temps conseillère auprès du Défenseur des droits, elle dirige, depuis le Covid, un vaste programme de recherche sur les inégalités face à cette épidémie. Étienne Caniard a présidé la Fédération nationale de la Mutualité française, avant de devenir membre du Collège de la Haute autorité de santé (HAS). Il a fait du combat contre les inégalités de santé une priorité.
Tous deux sont engagés, militants de toujours. Tous deux s’interrogent. Pourquoi n’arrive-t-on pas à mener des politiques pour réduire les inégalités ? Pourquoi ces inégalités augmentent-elles dans tous les pays occidentaux ? Pourquoi n’est-ce jamais une priorité de l’action publique ? Avec une question subsidiaire : veut-on vraiment les combattre ?
Des inégalités sociales aux inégalités de santé
« Les inégalités se construisent au fil de la vie »
Nathalie Bajos
Quand on parle d’inégalités sociales et de santé, de quoi parle-t-on ? Les inégalités renvoient à tout un processus qui va de la naissance jusqu’à la mort. Et elles sont cumulatives, elles se construisent au fil de la vie. En plus, cela renvoie à différents facteurs, au rapport que l’on a par exemple avec son corps, avec la douleur, mais aussi à la vie que l’on mène, à l’exposition à des facteurs de risques, comme l’alimentation qui renvoie, elle aussi, à des facteurs sociaux, comme les conditions de travail, etc. Ces parcours vont exposer de manière socialement différentielle les personnes à des facteurs de risque qui vont favoriser l’exposition à ou telle maladie. Puis, quand le corps est malade, comment les personnes vont-elles ou non pouvoir accéder au système de santé, et comment vont-elles être prises en charge ?
L’exemple des maladies cardiovasculaires chez les femmes est illustratif de ce processus de construction des inégalités sociales : elles sont moins à même de percevoir les symptômes, vont consulter plus tardivement, et ne bénéficieront pas des mêmes outils diagnostics et des mêmes traitements. Dans le même registre, Muriel Darmon a montré à quel point, devant un AVC, la prise en charge n’est pas la même, selon le sexe, l’âge, la classe sociale… Et pour évoquer l’épidémie actuelle, c’est ce qui nous a frappés tout de suite avec le Covid: malgré un appareil statistique défaillant en France sur la variabilité sociale des indicateurs de santé, nous avons a été vite alertés sur les chiffres impressionnants de surmortalité en Seine-Saint-Denis. Ces inégalités étaient déjà actées, mais pour les comprendre, il faut remonter toute la chaîne et saisir les facteurs cumulatifs. Nos recherches ont pu objectiver que ce sont les mêmes personnes qui ont des conditions de vie qui favorisent l’infection, comme celle de vivre dans un logement surpeuplé, dans des villes de forte densité, avec une utilisation régulière des transports en commun, et le fait de ne pas pouvoir faire du télétravail. Pour de multiples raisons, le risque est supérieur, et le virus circule beaucoup plus.
« Une préférence donnée à l’affirmation des droits
plus qu’à leur exercice »
Étienne Caniard
Je suis pleinement d’accord : les inégalités face au Covid s’inscrivent dans l’histoire des inégalités, ce sont les mêmes déterminants, les mêmes effets cumulatifs. Elles sont aussi la conséquence de l’attention que nous portons sur l’égalité formelle, l’existence de droits, beaucoup plus que sur leur exercice, l’égalité dans les faits, dans la vie réelle !
Cette préférence donnée à l’affirmation des droits plus qu’à leur exercice se traduit aussi dans le déficit d’instruments de mesure, et au final, dans la difficulté d’agir sur des déterminants pas toujours suffisamment bien perçus. Nous restons trop sur des approches fondées sur des moyennes, cela fonctionne mal en matière de prévention. Délivrer les mêmes messages à des gens bien installés dans la vie, comme à ceux qui vivent dans la fragilité et l’incertitude, se révèle sans effet. Il faut aller vers un ciblage qui prenne en compte les spécificités et surtout le ressenti des populations concernées, mais cela est très mal perçu en France, plus encore avec notre attachement à un système centralisé. L’universalité ne doit pas interdire des approches adaptées, pragmatiques, aussi bien pour nos politiques de prévention que curatives.
La question qui se pose aujourd’hui est va-t-on être capable de tirer les enseignements de la crise sanitaire pour les appliquer dans une période plus normale ?
Qu’a-t-on appris du passé ?
« Le VIH avait démontré l’importance d’associer
les populations concernées »
Nathalie Bajos
Sur l’accès aux soins, on a l’impression que le système de santé a permis de limiter les inégalités sociales que l’on observe au niveau de la contamination. Le fait que tests et vaccinations soient gratuits, accessibles à tous, a atténué les inégalités, du moins cela ne les a pas augmentées. Mais ce ne n’est pas spécifique au Covid, avec le VIH, la tuberculose, les contaminations sont aussi marquées d’inégalités.
Je reste, pour autant, sur l’impression que l’on n’a pas suffisamment tiré parti des connaissances de santé publique et des expériences de gestions des épidémies précédentes, et notamment celle du VIH. Qu’a-t-on fait ? On a mis en place des instances de réflexion qui semblent avoir oublié tout ce que l’on avait appris avec le VIH, une histoire qui nous avait démontré l’importance d’associer les populations concernées, mais aussi d’intégrer le point de vue des sciences sociales dans l’élaboration des politiques. Sur ces points décisifs, nous sommes restés dans un modèle biomédical de la santé publique. Comment a-t-on pu penser, pour réfléchir à cette épidémie, à constituer un conseil scientifique d’une seule couleur, composé très majoritairement de chercheurs très médicaux, sans spécialiste de sociologie du travail, d’économiste, etc. ? Récemment, on a ajouté un vétérinaire…
« Nous ne sommes jamais dans le long terme »
Étienne Canard
Notre système subit le poids du biomédical, mais il a un autre défaut : nous ne sommes jamais dans le long terme. Quand il y a une urgence, comme un accident dans la rue, la survenue d’un AVC, etc., notre système sait faire, sait y répondre, et tout le monde sera pris en charge à peu près de la même façon, même si des inégalités plus fondamentales demeurent, comme le souligne Nathalie.
Lorsque vous êtes atteint du Covid, apparaissent déjà quelques différences, mais plus on s’éloigne du temps court, plus on va vers la prévention, et plus les inégalités sociales augmentent. Grâce à la gratuité du vaccin et du dépistage, on a un peu moins privilégié le curatif, mais davantage par la force des choses, parce que nous étions dépourvus de traitement, que par choix délibéré. Va-t-on en tirer des conclusions ?
Si l’on regarde d’autres pathologies, on peut en douter. Prenons un exemple, le dépistage du cancer de l’utérus, auquel 40% des femmes échappent. Pourquoi ? Pourquoi n’a-t-on pas choisi de rembourser correctement la vaccination contre les papillomavirus ? Comment accepter l’absence d’organisation du dépistage en amont avec des femmes qui échappent à toute possibilité diagnostique, et donc de soins, alors que l’on rembourse de nombreux tests peu utiles et répétitifs pour des femmes déjà bien suivies ? Et lorsqu’une possibilité de prévention apparaît, elle est inaccessible financièrement à une partie importante de la population parce que mal remboursée ! Cette situation est connue depuis longtemps et pourtant, elle perdure !
Des politiques à court terme
« Tout cela a-t-il été pris en compte ? »
Nathalie Bajos
Un des piliers affichés dans la lutte contre le Covid a été de développer la stratégie « tester, isoler ». Mais comment s’isoler ? Le faire n’est pas donné à tout le monde. Comment fait-on en Seine-Saint-Denis pour que les gens puissent se faire dépister, et s’isoler si nécessaire ? La surpopulation est massive. Soixante-et-onze pour cent (71%) des immigrés de première génération vivent dans un logement surpeuplé, et on leur dit de s’isoler, mais comment font-ils ? Aujourd’hui, les femmes en bas d’échelle dans les professions de soins ont un risque 2,5 fois supérieur à celui des cadres blancs d’être infectées par le Covid. Tout cela a-t-il été pris en compte ?
« C’est en agissant plus en amont que l’on pourra diminuer le poids du biomédical »
Étienne Canard
On dit, avec raison, que ce l’on vit aujourd’hui est aussi la résultante du passé. Mais reconnaissons que c’est terriblement difficile de répondre dans l’urgence à des questions de surpeuplement, de surdensité. La question reste : pourquoi en est-on là ? Pourquoi n’aborde-t-on ces questions que dans les situations de crise ou d’urgence ? Pourquoi avons-nous une approche de la santé qui se limite à la technique, au biomédical ?
Depuis quelques années, on a installé des usagers dans toutes les institutions de santé, dans de nombreux groupes de travail, mais cela s’est effectué sans se demander à quoi ils allaient servir. On a constaté que leur valeur ajoutée était bien souvent faible, notamment dans des groupes très experts, très pointus. Lorsque j’étais à la HAS, j’avais proposé aux associations d’être consultées en amont sur la composition des groupes de travail, plutôt que de participer à des groupes d’experts. C’est important, car la composition d’un groupe de travail est déterminante pour le contenu du rapport qu’il va produire. Cette idée n’a pas été retenue, pas plus par les associations que par l’institution. Je rappelle cela parce que c’est aussi en trouvant les bons leviers, en agissant un peu plus en amont, que l’on pourra diminuer le poids du biomédical. Introduire d’autres compétences dans les groupes d’expertise, en sciences humaines, des ergonomes… peut faire bouger les lignes.
J’ajoute qu’il n’y a pas que du sida dont nous n’avons pas tiré des enseignements. C’est aussi le cas des maladies chroniques dont on n’a pas non plus tiré les conséquences, notamment en matière de besoin d’accompagnement. Trouver aujourd’hui un orthophoniste, un orthoptiste, c’est très difficile, alors que cela est souvent beaucoup plus utile pour une personne sourde ou atteinte de DMLA que de faire une IRM en routine.
Pourquoi ? Nous restons enfermés dans des logiques qui privilégient le court terme. En matière de prévention, pourquoi continue-t-on à faire des campagnes de prévention généralistes peu utiles parce que ne touchant que des gens convaincus ? Parce que sont des campagnes qui se voient beaucoup, qui montrent que les pouvoirs publics agissent, alors qu’une campagne sur des populations spécifiques avec des associations relais est, elle, très efficace mais reste invisible aux yeux du plus grand nombre. Pour être juste, elles se développent mais trop lentement, et les moyens consacrés aux campagnes généralistes restent trop importants. Au sein de la Mutualité, quand nous avons travaillé sur des contrats de complémentaire santé avec ATD Quart Monde, les personnes directement concernées nous ont demandé des choses que l’on ne soupçonnait pas, comme des garanties en cas de décès, ce qui ne nous semblait pas spontanément être une priorité. Mais probablement était-ce une façon de refuser l’exclusion, de retrouver une vie normale avec des perspectives, fût-ce le décès ! Il faut faire preuve d’humilité, il faut écouter les personnes concernées sans a priori. Le Covid a montré que la simplification administrative aura grandement facilité l’accès aux droits d’un certain nombre de personnes. Le RSA ? Plus d’un tiers de ceux qui y ont droit ne le demandent pas. Le fait de simplifier l’accès à certains droits va peut-être augmenter légèrement le pourcentage de fraudes, mais cela diminuera beaucoup plus fortement le non-recours aux droits qui est aujourd’hui un des principaux problèmes de notre système de protection sociale ! Il ne suffit pas que des droits existent, il faut qu’ils soient exercés ! Le sujet du non-recours aux droits n’est pas dans le débat public.
En France, tout le monde se dit expert en santé publique, mais cela reste dans une vision dominatrice des médecins. La culture de santé publique se déforme ainsi.
Nathalie Bajos
L’absence de débat(s)
« Il est urgent de politiser le débat sur les inégalités sociales de santé »
Nathalie Bajos
Pourquoi les inégalités sociales de santé ne baissent-elles pas dans tous les pays européens ? Elles auraient même tendance à augmenter. Cela devrait être une question politique essentielle. Pourquoi un homme cadre vit-il treize ans de plus en France qu’un ouvrier ? Cela devrait nous interroger, susciter des débats. Qui choisit les priorités en santé publique ? Sur les maladies professionnelles, il y a par exemple une absence totale de politique dédiée. Pourquoi ? Je crois qu’il est urgent de politiser le débat sur les inégalités sociales de santé. Pas dans le sens politicien, mais au propre du terme : ce sont des choix politiques importants. Comment définit-on des priorités de santé publique ?
« Il y a toujours aussi peu de débats »
Étienne Canard
On revient sur une question qui me tient à cœur : l’organisation des débats publics. Cela me paraît essentiel pour le fonctionnement de la démocratie. Aujourd’hui, si les inégalités sont dénoncées, souvent à l’occasion d’un exemple précis qui suscite une émotion vite oubliée, il y a toujours aussi peu de débats sur les causes. Je ressens même une forme de résignation : quand on explique que les causes sont cumulatives, on vous répond « mais bien sûr, quand on est pauvre, seul, etc., on est plus malade que les autres ». Comme si c’était une fatalité. Regardez ce qu’on laisse actuellement faire avec les jeunes livreurs dans les villes. On accepte sans s’étonner l’augmentation des accidents, personne ne se pose la question, on se félicite du Click and Collect sans se soucier de la précarité ainsi créée. Ces sujets ne sont pas réellement débattus.
Et d’indicateurs
« Un système de surveillance complétement défaillant »
Nathalie Bajos
Nous avons un système de surveillance en santé publique qui est complètement défaillant. Sur la vaccination, on sait combien de personnes ont reçu leur première dose, leur seconde, quel vaccin, mais nous ne savons presque rien sur leur appartenance sociale. Le refus vaccinal est par exemple très lié aux discriminations. Comment mener une politique pertinente ?
Au final, on ne voit pas ce que l’on ne veut pas voir. Or, il faut pouvoir connaître, caractériser, nous avons besoin de données sociales pour comprendre et convaincre.
« Le sujet des inégalités sociales n’est pas prioritaire »
Étienne Caniard
Le sujet des inégalités sociales n’est pas prioritaire, il est certes dans les discours, mais pas dans les faits. Les indicateurs sont un élément majeur, moins pour mettre en place des politiques que pour révéler le besoin d’en mettre en place. Aujourd’hui, comme le dit Nathalie, nous manquons de travaux préalables. En même temps, nous avons plein de données que l’on n’utilise pas, qui sont laissées de côté. Le problème n’est pas seulement dans le manque des données, mais dans l’absence d’indicateurs utiles. Je rêve d’un débat public sur les dix indicateurs qui devraient structurer notre politique sociale.
Nathalie Bajos et Étienne Caniard