Où sont passées les leçons du Covid ?

L’expérience de la pandémie du Covid 19, son impact sur notre système de santé et la société, les comportements collectifs et individuels adoptés alors, sont, cinq années plus tard, l’objet pour moi d’une réflexion sur le fonctionnement de la démocratie, du système hospitalier, du système de santé et du management des établissements de santé.

La démocratie est un équilibre entre l’intérêt collectif et la somme des intérêts individuels. La démocratie, c’est le débat permanent, le désaccord sans blocage, c’est l’expression de différences, pour ne pas dire de divergences, de points de vue. La crise de l’épidémie du Covid 19 a été une épreuve collective, sanitaire, sociale, économique, politique, familiale, personnelle, nationale, internationale, mondiale, démocratique. Le président de la République française a donné le ton face au Covid de deux façons en déclarant : « Nous sommes en guerre contre le virus », « Nous allons lutter quoi qu’il en coûte ». Le quoi qu’il en coûte n’était pas seulement l’ouverture de vannes financières, mais aussi la prise de mesures d’exception sans précédent comme l’ont été le confinement général de la population sur tout le territoire métropolitain, la restriction temporaire de la libre circulation des personnes, l’instauration de tests de dépistage organisés massifs avec une mobilisation des professionnels de santé libéraux et des laboratoires de biologie médicale, la vaccination obligatoire de certains professionnels (personnels des secteurs sanitaire et médico-social, pompiers), etc. Pendant la phase aigüe du Covid 19, le système hospitalier et médico-social a été mis en forte tension, non pas sur une période courte limitée comme lors d’un attentat, d’un accident industriel (comme par exemple l’explosion d’AZF à Toulouse) ou d’un évènement climatique ou environnemental majeur (comme par exemple la canicule de 2003), mais sur une période longue (2020-2021, voire jusque début 2022) et sur plusieurs vagues de l’épidémie (5 à 6 au moins), faisant alors penser à chacun que ça n’allait pas finir.

La mise en tension a failli mettre à genoux le système hospitalier. Malgré tout, le système hospitalier a résisté, s’est adapté, a su gérer et surmonté la crise. On a loué les professionnels de l’hôpital qui étaient devenus des héros, les soldats sanitaires d’une guerre collective contre un virus inconnu non maîtrisé, foudroyant, qui faisait peur à chacun replié dans sa distanciation physique par rapport à tous autres (parfois au sein d’une même famille, exemple d’un couple avec enfants dont l’un des parents est covidé et qui est relégué dans une chambre sans plus de contact avec le reste du foyer même pour manger ; exemple de grands-parents qui ne vont plus voir leurs enfants et petits-enfants pendant le confinement et encore bien longtemps après parce qu’ils ont peur d’être contaminés par les jeunes qui présentent plus de risques qu’eux parce qu’ils ont gardé ou retrouvé leurs liens sociaux)…

Puis on n’a plus applaudi, parce que la guerre semblait être finie et qu’on avait envie d’oublier cette période au plus vite. Les hospitaliers ont été comme les soldats, on les a glorifiés, certains sont morts ou été atteints de Covid long, quelques-uns ont été décorés, et tous ont été ensuite oubliés pour ce qu’ils avaient fait, sont retournés à leur vie professionnelle normale (ordinaire individuel versus l’extraordinaire collectif où chaque individu se trouvait sublimé par l’épreuve, la mitraille du virus, l’ennemi collectif à combattre et à éliminer).

Le retour à la norme

Le retour à la normale a aussi été le retour à la norme. Pendant la crise, face à un évènement imprévu imprévisible d’une telle ampleur, les mesures n’avaient pas été anticipées, il a fallu improviser, créer, innover, changer les pratiques, s’affranchir des normes. Un exercice collectif animé par un sens partagé : la lutte contre l’épidémie, le prendre soin ensemble de la population, la priorité à l’accueil et à la prise en soin de l’afflux des malades, la protection de chaque personne contre la propagation du virus.

Ainsi, dans les hôpitaux publics, on a suspendu le fonctionnement des instances dites « de concertation » et on a fonctionné en cellules de crise transdisciplinaire, plurielle et on a fabriqué ensemble des réponses collectives organisationnelles (gestion coordonnée des lits, gestion concertée des RH et du temps de travail), techniques (déploiement à une vitesse sans précédent du télétravail, des visioconférences et des webinaires auparavant délaissés malgré l’offre technologique parce que rien ne remplace la réunion ou la formation en présentiel, développement de la télémédecine dans de nombreuses spécialités, émergence du télésoin), pratiques (adaptation des pratiques diagnostiques et thérapeutiques médicales et soignantes), managériales (décisions fluides coconstruites dans un cadre d’exception en dehors du circuit habituel complexe et chronophage des instances), de manière transversale et horizontale, et non plus chacun dans la cloison de son corporatisme ou de sa verticalité.

Dans un sens, l’épreuve a non seulement sublimé l’individu mais aussi le collectif et les murs (le cloisonnement interne, les silos professionnels entre médecins/administratifs, urgentistes/spécialistes, hôpital/ville, public/privé, établissements/agences régionales de santé, ARS…) ont été abattus. Mais malheureusement, ils ont été aussi vite rétablis lors du retour à la normale (ce qui amène la question suivante : la cloison est-elle ou était-elle devenue la norme ?).

Sans changer le système

Nous n’avons pas collectivement tiré les enseignements de la crise du Covid 19. Çà et là, on a pourtant fait des retours sur expérience, dans les établissements de santé, les ARS, au ministère de la Santé. On a revu les plans et organisations de gestion de crise, renforcé les dispositifs de surveillance sanitaire, rétabli et surveillé le niveau des produits faisant partie des stocks stratégiques (comme les masques ou les vaccins), mais on n’a pas changé le système (de santé, politique, démocratique) alors qu’il était déjà en crise avant que ne survienne le Covid 19 et que le sentiment de crise généralisée n’a fait que se renforcer depuis la fin du Covid 19.

À la fin de l’épidémie, on (individuellement et collectivement) a eu hâte de retourner à l’état antérieur et d’effacer la période de l’épreuve, comme on essaye de le faire d’un trauma qu’on enfouit au plus profond mais qui finit par gangréner. Mais en fait, on n’a pas retrouvé l’état antérieur, mais un état différent, dégradé parfois. Pendant le quoi qu’il en coûte, les hospitaliers se sont abstenus ou affranchis de certaines normes (fonctionnement des instances, dialogue social conflictuel, négociation médicale difficile, y compris entre confrères – encore plus avec le monde administratif caricaturé comme exclusivement motivé par ses tableaux Excel et le lean management, nécessité d’un équilibre recettes/dépenses ou trajectoire imposée de redressement financier, financement d’une large part des activités dépendant de la T2A, régime encadré des autorisations des activités et de l’exercice professionnel…) et ont partagé un vécu collectif différent, faisant davantage de sens pour chacun (plus fluide, plus collaboratif, plus co-décisionnaire, exposé de manière partagée face aux risques – sanitaire, social, politique, juridique).

Après le quoi qu’il en coûte, les hospitaliers sont revenus au fonctionnement normal. Ils se sont rendus compte que la situation ne s’était pas améliorée mais avait au contraire continué à se dégrader. Ainsi par exemple, les déficits des hôpitaux publics ne sont pas ou n’ont pas été effacés, mais se sont encore creusés malgré les aides reçues pendant l’épidémie, notamment du fait d’une reprise trop lente des activités fragilisées par des départs massifs et une difficulté d’attractivité.

La question est aujourd’hui de savoir comment reconstruire le système cinq ans après le Covid 19. S’agissant de notre système de santé, en crise avant le Covid 19 et depuis lors à nouveau, il est à réimaginer, refonder (le pacte de 1945 ne tient plus, même si ses principes restent louables et doivent continuer à inspirer un nouveau contrat social). La question qui se pose à nous est quoi construire à la place, comment améliorer vraiment et durablement, sans obérer l’avenir, sans endetter jusqu’à n’en plus pouvoir égoïstement les générations futures, préserver le présent et préparer demain avec raison et prudence, tact et mesure, en s’inspirant de ce qui a marché pendant la crise du Covid 19 et qui nous a permis de faire face à l’épidémie et de prendre soin de tous ? Ce qui est le fondement d’un système de santé que l’on souhaite continuer à être solidaire, humaniste et durable.

Pascal Forcioli