Ce texte a été en grand partie écrit dans l’ambiance porteuse des Assises citoyennes du soin psychique qui se sont tenues à la Bourse du travail à Paris, les 11 et 12 mars 2022, à l’initiative du Printemps de la psychiatrie, de l’Appel des appels et du Collectif des 39. C’est sous le buste de Jean Jaurès et dans la salle Ambroise Croizat, fondateur de la Sécurité Sociale, que se sont réunies cinq cents personnes motivées pour critiquer, analyser et lutter contre l’état de la psychiatrie publique aujourd’hui, et proposer des solutions pour retrouver une psychiatrie à visage humain.
Toutes les luttes depuis des années ont fait ressortir de nombreux points de convergence. Tout d’abord, le constat de l’insuffisance des moyens pour la psychiatrie publique de secteur qui paye un lourd tribut aux évolutions technobureaucratiques récentes, et au final, peine à donner des réponses congrues aux nombreuses demandes adressées par les patients, leurs parents et leurs familles. Il est habituel de considérer qu’un médecin installé en libéral qui a une liste d’attente de plusieurs mois est un médecin réputé. A contrario, les CMP des secteurs de psychiatrie dont la liste d’attente s’allonge faute de moyens en personnel sont, eux, considérés comme des équipes qui ne savent pas s’organiser. On va donc créer des postes de managers pour régler ces problèmes annexes… Cherchez l’erreur !
New management et impostures scientifiques
Cette première constatation met en évidence l’inanité du new management. Il faudra encore longtemps pour que nos gouvernants comprennent que le service public de santé n’est pas une entreprise comme une usine de chaussures ou de boîtes de conserves, et que les injonctions venant de cadres qui ne sont pas issus du monde du soin sont contre-productives. Imagine-t-on un chef d’orchestre qui ne serait pas musicien ? Ce new management n’a en réalité que l’idée fixe suivante : faire des économies sur les soins, et donc recourir à la pensée comptable comme boussole de cette restructuration à marche forcée des professions où la relation humaine est déterminante.
Ces menées quasi-bureaucratiques s’appuient en outre sur de véritables impostures scientifiques, puisque les résultats (marqueurs génétiques, circuits neurophysiologiques, imagerie cérébrale démonstratives…) qui pourraient justifier le recours à de telles preuves sont toujours attendus. Il n’y a pas eu, depuis l’invention des neuroleptiques et des antidépresseurs, de révolution neuroscientifique qui permettrait de décréter que désormais, plus n’est besoin de recourir à la psychopathologie transférentielle.
Bien sûr, les recherches ont fait de considérables progrès en matière de fonctionnement cérébral en général, et il faut s’en réjouir. Mais ces avancées ne permettent absolument pas de dire ce qui se passe pour ce patient qui est là avec moi en consultation et pour lequel aucun moyen nouveau n’autorise à justifier la seule intervention neuroscientifique. D’ailleurs, il n’est que de voir le décalage entre les prétentions neuroscientifiques affichées dans le fonctionnement des services de psychiatrie et l’augmentation scandaleuse du nombre des contentions dans lesdits services pour constater le niveau élevé de l’imposture en question. Ce recours à la science érige en vérité révélée l’importance de la protocolisation des pratiques.
Tout cela aboutit à une catastrophe sanitaire en psychiatrie, pire que celle d’Orpea mais dont les décideurs se moquent parce que les malades ne sont pas prêts à défiler dans la rue et à influencer massivement les électeurs, contrairement aux personnes âgées.
Je crains que cela n’aboutisse à la constitution d’asiles périphériques reproduisant l’asile centralisé que nous avons connu avant la mise en place de la psychiatrie de secteur : la rue pour les non violents, la prison pour les agressifs devenant violents, les contentions et les services fermés qui définissent de nouveaux asiles « discrets » à la dimension d’une personne, la maltraitance du personnel soignant qui en est la conséquence directe, la robot-numérisation des rapports humains, avec le développement de techniques « modernes » en passe de se mettre en place (téléconsultations, attentes messianiques des avancées des neurosciences, applications autoéducatives transhumanisantes…) qui en est le corollaire obligé.
Articulations nécessaires
Que faire face à ce désastre ? Ne pas être seul. Il nous faut penser partenariat avec tous les autres relais du soin dans la cité, sur le mode des rapports complémentaires (rapports de décomplétude), tels que Tosquelles (psychiatre qui a posé les jalons de la psychothérapie institutionnelle après la guerre, Ndlr) les a définis. Il nous revient la tâche de développer et de penser de nouvelles articulations institutionnelles. Par exemple pour l’autisme : éducatif toujours, pédagogique si possible et thérapeutique si nécessaire. De manière plus générale, il nous faut inventer des systèmes complexes pour accompagner les patients présentant les pathologies les plus graves. Par exemple, pour accueillir et soigner une personne âgée présentant des troubles cognitifs, une dépression et un diabète, nous devons réunir sur le mode de la constellation les professionnels dont elle a besoin et l’accompagner avec la famille tout le temps nécessaire.
De même avec les collègues issus d’autres modes de pratiques du soin, nous devons penser des articulations afin de sortir de ces apories successives du tout psychanalytique au tout neuroscientifique ou du tout comportemental. Aujourd’hui, nous avons une urgence absolue : articuler neurosciences, psychopathologie transférentielle et socio-anthropologie pour répondre aux aspects biopsychosociaux de tout patient humain. Nous ne pouvons avancer que si nous entrons dans une nouvelle logique de complémentarité. Nous devons sortir des logiques qui nous gouvernent, celles du plus puissant, du plus fort, du plus savant, et entrer dans une autre logique, celle du collectif dans laquelle tous ces éléments de connaissance sont articulables dans une complexité bien comprise.
Généraliser le concept de secteur
Et puis, il y a cette oasis organisationnel. Il se trouve qu’en psychiatrie, un dispositif a rendu possible cette philosophie de travail, celui de la psychiatrie de secteur qui articulait autour de la nécessaire continuité des soins (dispositif installant la condition de possibilité du transfert) la palette des différentes formes du soin dans et avec le socio-anthropologique.
Si l’on revient aux fondamentaux, à savoir que la maladie mentale n’est pas une maladie aigüe – même si nous savons tous qu’elle peut conduire à des comportements qui en prennent l’apparence – mais une maladie chronique, regardons autour de nous les spécialités médicales où la chronicité est l’essence de la maladie.
Que voyons-nous ? Beaucoup de maladies sont chroniques (diabète, rhumatologie, cancérologie, cardiologie…). Tosquelles disait souvent en plaisantant que la médecine est une branche de la psychiatrie.
Ne pouvons-nous pas faire alliance avec nos confrères médecins, infirmiers et tous les autres, pour construire une nouvelle médecine qui prenne en compte ces évidences et rende à la médecine l’humanité qu’elle est en passe perdre ? Ne pouvons-nous pas généraliser le concept de secteur pour en faire la base de la santé publique en général, ce qui aurait pour effet de diminuer les urgences qui sont devenues bien souvent le signe d’une carence profonde de la médecine de la chronicité, de donner à la médecine une référence polycentrique et non plus seulement hospitalo-centrée, de permettre de véritables alliances entre pratiques publiques, associatives et privées au service des patients ?
Nous avons du pain sur la planche pour refonder une médecine digne de ce nom, dans laquelle la psychiatrie, plutôt que de continuer à incarner les wagons de queue se trouverait à devenir le paradigme d’une médecine à visage humain.
Pierre Delion