« Nous dégageons toute responsabilité sur les petites annonces »

La revue Le Fil des ans est une revue professionnelle parmi tant d’autres. De ces bulletins qui relèvent d’assurances ou de secteurs professionnels divers, des publications de mutuelles, de clubs de voyage, ou encore d’institutions nationales de prévoyance. Le Fil des ans, quant à elle, s’adresse aux retraités du BTP, des abonnés automatiques ou des adhérents à la structure.
Le sommaire type se compose de pages Vie pratique, Départ en vacances, Des bénévoles à votre service, Loisirs, Santé, Courrier, Donation au dernier des vivants… Ces feuilles sont brèves pour éclairer rapidement le lecteur avec, en fin de numéro, la rubrique Rencontre.
On se rappelle que dans le supplément « Sandwich » du quotidien Libération (qui parut de 1979 à 1981), les annonces « chéries/chéris » étaient rédigées par des jeunes gens, femmes et hommes. À travers ces quelques lignes publiées gratuitement, on pouvait saisir un peu de ce que fut l’intimité de la jeunesse du début des années 1980.
Ici, les rédacteurs sont des personnes de plus de 70 ans qui ont travaillé dans le bâtiment.

Que nous apprennent ces annonces ?
Le Fil des ans donne les règles dans un avertissement inaugural :
« Avant de rédiger son annonce :
1 – Armez-vous de patience car le nombre de demandes est très important.
2 – Démarquez-vous, soyez original, précis sur vous, vos passions, vos attentes.
3 – Attention aux propos ambigus. Nous nous réservons le droit de les supprimer.
4 – Nous ne prendrons que votre email ou téléphone car les adresses postales sont abandonnées
5 – N’oubliez pas d’indiquer et de nous joindre votre numéro d’adhérent
6 – Et puis si vous rencontrez quelqu’un, un petit mot de votre part nous fera plaisir. »

Dans ce numéro d’automne, 29 annonces sont publiées sous la rubrique Rencontre, et 4 sous la rubrique Recherche. Cette dernière répond à des rencontres professionnelles qui ont eu lieu dix ans ou quarante ans plus tôt, dont les acteurs se souviennent en souhaitant se retrouver et prendre des nouvelles.
Comment saisir et décrire ce sentiment confus d’un passage d’âge dans lequel se fait une recherche relationnelle nouvelle ? Comment indiquer une lassitude d’être seul sans chercher la demande en mariage, faire comprendre le sens du temps offert en partage en balisant une ou deux lignes ?

« Dép.03. René, 86 ans, simple, gentil, rech. amitié sûre, dame 80 ans à 85 ans, affectueuse, pour rompre la solitude et partager de bons moments. Tel…
Dép. 17. Homme 69 ans, physique agréable, allure jeune, non-fumeur, aimant nature, marche, randonnées, visites, voyages… dynamique, goûts simples, rech. compagne 58-73ans féminine douce et proportionnée, pour relation durable sans prise de tête. Peu importe le dép. car je suis délocalisable. Tel… »
Cette fois c’est le « sans prise de tête » qui claque dans l’annonce. L’expression est une reprise du nom d’un site de rencontre, qui peut se traduire par « un engagement minimum » ou un « chacun ses problèmes ».
Aussi trouve-t-on plusieurs annonces où l’homme de déclare « être délocalisable ». À quoi faut-il attribuer ce vocable habituellement mobilisé par les entreprises ? Est-ce l’habitude professionnelle d’entendre ce mot dans les entreprises du bâtiment ? « Si affinités réciproques, délocalisable ou alternance possible. »

« Dép. 38 (Bourgoin et alentours). Homme div. 59 ans, non-fumeur, rech. femme 55 à 65 ans, bien dans sa peau, autonome, douce, tendre, qui a encore envie de débuter une relation sérieuse. J’aime sortie, marche, resto, ciné, vie en famille, amis, jeux de société, cartes, pétanque, et plus si tu as d’autres idées. Mon but : faire un bout de chemin ensemble et plus si affinités. Je ne suis pas parfait et ch. une personne avec quelques défauts aussi. Domicile pas très grand mais suffisant pour deux. Alternance possible. Tel… en semaine de 18h à 22h.
Dép. 69. Mons. vf, 80 ans, santé moyenne, villa au nord de Lyon, non-fumeur, 1,72, 79 kg, voiture, passionné de mécanique, très bricoleur, ancien d’Etam du BTP, dés. renc. et vivre avec dame vve, 70 à 79 ans, très féminine, douce, affectueuse, aimant l’ouverture vers les autres, campagne, bricolage, tenir sa maison, pour rompre solitude et vivre un amour profond réciproque. Pref. Lyon et banlieue : Caluire, Sathonay, Tillieux, ou début de l’Ain au nord de Lyon ou de l’Isère à l’est. 
Dép. 43. Dame 78 ans, vve depuis 3 ans, cette solitude me pèse, je voudrais trouver quelqu’un pour aller au resto le dimanche, aux champignons, jardiner mais pas plus si affinités. Est-ce possible ? Je pense que non vu les réponses à ma précédente annonce… J’aime la nature et pense qu’il existe autre chose que ça ! Je cherche dans le départ. 42, 43, 63. Tel… »
Cette dame baisse le masque. Après des annonces infructueuses, des réponses insatisfaisantes, elle met les pieds dans le plat : ce sera sans sexe. Il peut y exister des affinités, mais sans. « Est-ce possible ? ». Le ras-le-bol se fait sentir. Les retours précédents dépassaient la ligne rouge : plus ou pas plus ? La réponse est cinglante : « Je pense qu’il existe autre chose que ça. » À bon entendeur, salut.

« Dep. 45. Dame 79 ans, ne boit pas, ne fume pas, sérieuse. J’aimerais renc. un bon compagnon, sympathique, sociable, simple, sérieux, 76 à 79 ans, dans le Loiret, pour couper cette solitude, s’épauler main dans la main, refaire un bout de chemin ensemble, profiter des bons moments, ceux que la vie veut bien nous donner encore. Si c’est votre cas, appelez-moi après 20 h au tel… »
Cette fois, l’âge et les suites de l’âge claquent clairement :« les bons moments que la vie veut bien nous donner encore ». Comme un post-scriptum, le bout du chemin est indiqué, ce qui suppose que le partenaire s’apprête à le penser à la même hauteur.

« Je rech. une jeune fille (à l’époque) du nom de Caty qui venait voir son père, Marius, garde forestier au village de Makouké au Gabon en août 1985. Je travaillais pour l’entreprise française Razel Gabon. Ayant un âge avancé, j’aimerais la retrouver. Me joindre au 06… »
Makouké ? Dans la province du Moyen-Ogooué au Gabon, avec sa palmeraie qui existe depuis 1981. Une palmeraie de premier ordre pour la production de l’huile de palme puis raffinée en huile de table, huile de palme rouge et le savon. Grâce à nos nombreux colons français pour organiser les exploitations. Dont l’auteur de cette annonce. Ah, c’était le bon temps ! La Caty venant voir son père garde forestier.
« Ayant un âge avancé », l’expression est jolie, « j’aimerais la retrouver », que l’on peut interpréter de trois manières : la première, je suis à l’aube de la mort ; la seconde, je suis devenu inoffensif ; la troisième, après ce qu’on a vécu ensemble…
La fille du garde forestier, n’est-ce pas un conte de fées ou le début d’un film sur les riches palmeraies gabonaises ? En 1980, dans les domaines de l’agriculture et de la forêt, la France apportait au Gabon l’aide étrangère la plus importante. Dont la présence du Centre technique forestier avec la participation de techniciens français.
En 2025, l’auteur se remémore ce moment colonial, rêve d’un retour, s’imagine sur le chemin de la palmeraie à rencontrer les autochtones. En 2025, on peut écrire ses rêves de « retour », les colonies encore vivantes, toujours là « sur soi ». Car la petite annonce, si désuète soit-elle, nous dit quelque chose du temps. Ce temps des colonies qui continue à vivre. Écrire l’annonce pour qui connaît Caty ? Il faut y croire. Mais cela nous rappelle que les liens à l’étranger sont des liens qui durent car ce quotidien « là-bas » n’est pas reproductible « à la maison »

                             

Ce qui frappe à la relecture de ces furtives écritures, c’est d’abord le changement dû au veuvage. Simplement indiqué, il marque la conversion en train de se faire, un nouveau temps d’essai de vivre sans trop de douleurs. Le soleil couchant des « sorties » qui pourraient faire passer « le passé » : on énumère toutes les envies possibles. Une autre caractéristique se dégage encore : la place des âges, leur évocation, un imaginaire sur les tournants supposés de la vie, les femmes devant rester un peu plus jeunes que les hommes (lui 85, elle entre 75 et 84). Les âges sont indiqués très précisément, soit un ordre qui trace les amours disparues, les chagrins éloignés et des traces d’autorité masculine. L’annonce cherche l’apaisement, loin des trompettes de l’adolescence, « juste pour voir ». Enfin, les distance sont indiquées très régulièrement, dans un rayon étroit, « proche de chez moi ». Pas question de faire le tour de France. L’amour se tient dans le pavillon d’à côté ou à une heure de voiture maximum.

Le sens pratique planté dans les mots.

Philippe Artières et Jean-François Laé