Non-lieu

« N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »
(art. 122-1 du code pénal)

Elle ne retint qu’un mot du rendez-vous avec le médecin chef : « Non-lieu ».

Un endroit qui n’existe pas

Qu’est-ce que ça voulait dire, « non-lieu » ? En la raccompagnant à sa cellule, l’infirmier lui avait expliqué qu’au lieu d’aller en prison, elle resterait dans l’établissement où elle était placée depuis deux ans. N’y avait-il pas de place là-bas ? C’était peut-être mieux que cet hôpital sinistre où elle s’ennuyait tant. Son voisin de table, le professeur, celui qui racontait sans arrêt des histoires marrantes de fusées et d’atomes, avait été plus clair : « Un non-lieu est un endroit qui n’existe pas, ou bien quelque chose qui n’a jamais existé. »

Donc ce « non-lieu » ne la concernait pas, c’était une erreur de leur part. Quelque chose avait eu lieu puisqu’elle était là, punie. D’ailleurs, elle se souvenait très bien du chemisier bleu clair qui était tout d’un coup devenu si laid avec les cris de la femme, cette tache foncée sur la poitrine et puis sa tête et ses bras rejetés en arrière qui s’énervaient tout seuls et cette horrible voix braillarde qu’elle avait réussi à faire taire en replantant une seconde fois le couteau dans la gorge. D’ailleurs, cela avait été beaucoup plus facile que la première fois, un glissement sans à-coup, mais avec la force qu’elle y avait mise, du sang lui avait giclé en plein visage et coulé partout. Déjà, cette femme l’avait regardée bizarrement avant et finalement, elle lui avait craché dessus. Jamais elle ne réussirait à ravoir sa veste à carreaux. Elles en avaient trop vu ensemble, et maintenant ça continuait ici.

Courir et s’envoler

Plein de choses comme celle-là avaient eu lieu. Les autres disaient toujours que non, qu’elle se trompait. Pourtant elle le savait bien, la tête qui grimace, et le couteau dans le cou avec son manche en plastique noir. Et si un jour elle sort de tout ce bazar, ça aura encore lieu, vraiment. Et c’est elle qui paierait, bien sûr. Personne ne ferait rien pour elle. Ça fera très mal, encore plus qu’à la femme qui l’avait regardée et avait dit des horreurs.

La nuit, parfois, il était de passage. Tout d’un coup, dans sa poche, sous ses mains, à la place du volant de la voiture, ou bien tendu à un fil d’araignée au-dessus du lit. Elle n’en parlait pas au docteur, c’était trop intime et moche. Le sang avait noirci dessus, ça faisait malade et elle s’était habituée. Mais elle le sentait toujours par-là, qui attendait son heure pour la prendre entre les jambes et l’ouvrir d’un coup sec comme une conserve de viandes.

Dehors, son pas crissait sur le gravier. Il revenait. Le devancer, c’était la seule chose à faire. Et courir avant qu’il ne la rattrape, la frappe. S’envoler pour ne plus rien sentir. On ne poignarde pas les oiseaux endormis. Au bout du couloir, la cage d’escalier avait la liberté du ciel.

Pierre Lascoumes