Michael Guyader, le psychiatre qui entendait résister

Michael Guyader, psychiatre, personnage aussi attachant que chaleureux, est mort le 11 octobre 2025. C’était une silhouette. Il avait une voix magnifique. Lors de la création du Collectif des 39, peu après le discours sécuritaire en 2008 de Nicolas Sarkozy – alors président de la République – à l’hôpital psychiatrique Érasme à Antony, il avait été un des plus actifs de ces membres, en colère, résistant comme toujours. En mai 2009, Michael Guyader avait alors tenu un très beau discours lors d’un rassemblement au plateau des Glières, en Haute-Savoie sur le thème « Résistants d’hier et d’aujourd’hui ».
Un discours qui lui ressemblait, grandiloquent et puissant, comme si les mots pouvaient donner du courage au temps qui passe. C’était hier, c’était un temps où la psychiatrie s’inscrivait, encore et toujours, dans l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est un autre temps, plus confus, un temps où les résistants hésitent sur le choix de leurs combats.

Voilà, en tout cas, de larges extraits sur cet appel à l’espérance, lancé depuis ce plateau qui accueille le monument national de la Résistance.

« C’est un honneur considérable que vous me faites de penser que j’ai ici ma place parmi des personnes pour lesquelles le mot « résister » a eu une signification réellement déterminante dans leur propre histoire et pour celle de leurs concitoyens, de l’humanité tout entière. J’ai bien conscience de parler ici dans un lieu où le sacré a rencontré l’histoire des héros de leur temps. Et je me sens ici courir le risque de n’être pas à la mesure de la jauge que l’histoire assigne à ceux qui en marquent le cours. […]
J’ai eu la chance, avant celle d’aujourd’hui, d’avoir côtoyé deux hommes dont les figures ont été déterminantes dans la construction de mon existence et de ma pensée. Mon père partit en Allemagne dès l’entrée des Allemands au Havre, où il vivait sa vie de jeune homme, et dont le combat dura jusqu’au 8 mai 1945. Il était des 177 Français qui, avec le commandant Kieffer, ont débarqué le 6 juin 1944 en Normandie. Il m’a toujours demandé de ne pas oublier qu’il n’était que 177 Français, ce jour-là, dans ce lieu-là. Il m’a légué parmi les verbes de la langue française, celui que résister n’est pas le moindre. 
L’autre figure dont je me sens ici légataire, c’est celle du docteur Lucien Bonnafé. Ce psychiatre militant fut un des inventeurs de la psychiatrie des aliénistes, celle qui a tenté de travailler à ce que les patients, autrefois dénommés aliénés, fussent traités avec plus d’humanité, moins systématiquement voués à la privation de liberté et aux traitements parfois scandaleusement violents. Il avait été pendant la guerre chef de service à l’hôpital de Saint-Alban, où il accueillit Sarah et Paul-Édouard pour leur offrir refuge. Soignant le jour, résistant la nuit, il participa entre autres à la terrible bataille du mont Mouchet et fut le responsable de la santé pour la zone Sud, avant de prendre à la Libération des fonctions au ministère qui lui permirent de faire avancer le projet d’une psychiatrie moins marquée de la domination de l’homme par son semblable. Projet qu’il s’efforça d’inscrire dans sa pratique jusqu’à sa retraite en 1977. […]

La folie

La folie, en effet, joue parfaitement le rôle social de l’étrangeté absolue, qu’il faut à tout prix exclure, voire réduire au silence. Nous savons bien qu’elle a, à certains moments de l’histoire, tragiquement payé le prix fort. Alors oui, peut-être y aurait-il du courage au sens qu’en donne Jean Jaurès dans son discours à la jeunesse en 1903, à prendre le parti de la folie devant le discours qui la câble. Il écrivait « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles, aux ruées fanatiques. »
Il y a, me semble-t-il, tout à fait lieu de résister avec la plus grande détermination, avec ce que l’ère du temps colporte de rumeurs sur la dangerosité de la folie, dont Lucien Bonnafé disait que l’on ne pouvait la considérer hors de sa dimension d’avatar malheureux dans la juste protestation de l’esprit contre une injuste contrainte. Il disait aussi que l’on juge l’état de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses fous. Non, les patients ne sont pas plus dangereux que vous et moi, probablement moins.
L’on pourrait rappeler ce que disent la plupart des rapports sur le sujet. Sur les un peu plus de 50 000 crimes et délits commis chaque année dans ce pays, 200 ont justifié d’une mesure des responsabilités pénales, soit 0,4%. En revanche, les malades sont 11 fois plus victimes de crimes que la population générale, et plus de 100 fois plus victimes des viols.

Alors, quand le chef de l’État reprend un fait divers, certes dramatique, un patient en congé d’essai ayant assassiné, long loin d’ici, un jeune homme dans la rue pour, dans la précipitation, annoncer, sans la moindre réflexion, des mesures qui vont toutes dans le sens de l’aggravation des conditions de l’hospitalisation, et particulièrement de la privation de liberté, il me paraît une ardente obligation de dire qu’il déshonore sa fonction à endosser ainsi les oripeaux de ceux dont l’écologie viserait à favoriser l’effort, à considérer que de soutenir les faibles est une perte de temps que la société ne peut se permettre. 
Je tiens, Lucien Bonnafé, qu’à la demande d’un de ses collègues pendant la guerre de 1939-45, de voir les rations alimentaires augmentées pour les patients de l’asile, il fut répondu « choisissez ceux qui valent la peine ». […] On connaît Camille Claudel et, depuis quelques temps, Séraphine de Saint-Lys. Mais combien savent que Séraphine, par exemple, mangeait de l’herbe pour essayer de survivre, tant les rations alimentaires étaient insuffisantes ? Il me semble qu’il y a quelques raisons pour que Lucien Bonnafé ait inscrit du côté du négationnisme les nombreuses entreprises de réhabilitation du corps des professionnels, mais surtout de l’entreprise de Vichy, qui ont tenté de nier cette extermination douce. Tous n’étaient ni coupables de complicité dans l’entreprise malfaisante, ni sans doute même de négligence.

Mais il n’empêche qu’une attention plus grande portée au peuple des asiles, une détermination plus grande portée à essayer de conjurer le pire, eût été suffisante pour que ce peuple à la triste figure ne paye pas un tribut pareil à la déréliction sociale. Nicolas Sarkozy, dans sa dérive sécuritaire, a offensé au nom de sa prétendue défense des victimes ceux qui sont avant tout les victimes de leur façon d’être. Son discours vient prendre à rebours cinquante ans d’histoire de la psychiatrie, où nos aînés, forts de l’expérience de la guerre et en réaction à l’horreur des camps, avaient pris le parti de promouvoir une psychiatrie dite « des aliénistes » qui visait à faire sortir les patients des asiles et à les soigner au plus près de chez eux.
Il n’est pas étonnant qu’un homme attaquant aussi fort les fondements républicains de l’entraide mutuelle, vous avez ici souligné qu’il détruisait le pacte social dont le Conseil National de la Résistance était porteur, s’en prennent au titre de leur dangerosité, aux plus faibles parmi les plus faibles. Lire ce terrible discours évoquait pour moi les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l’orgueil, l’inoculation des stupeurs profondes, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, pour reprendre quelques mots de Lautréamont.

Le 2 décembre 2008, Nicolas Sarkozy, dont on aurait pu attendre que la fonction le transporte, lui fasse atteindre au sublime qu’elle mérite, s’est vautré dans le pire du discours attendu, des décisions vulgaires, des accusations à courte vue, s’appuyant pour justifier sa politique sur les mêmes 72% que ceux qui souhaitaient le maintien de la peine de mort en 1981. Il nous oblige à constater que n’est pas Victor Hugo ni Robert Badinter qui veut, et que de convoquer pour les instrumentaliser les grandes figures de l’histoire ne fait pas de vous un grand homme. Dans cette lutte constante pour œuvrer à la déstigmatisation de ceux qui souffrent psychiquement et que l’on n’ose plus appeler les fous, un honnête homme eut suffi. C’est une fois de plus manqué.

L’ardente obligation de résister contre ce que le discours dominant a de pire reste une impérieuse nécessité. René Char écrit « Les esclaves ont besoin d’esclaves pour afficher l’autorité des tyrans. Nous n’en ferons naturellement rien et continuerons à résister. » 
Mais l’éthique impose de ne pas appliquer les lois scélérates. M. Alain Ruffalo nous a donné à tous une voie à suivre, celle de la désobéissance citoyenne qui dit non à l’application des lois déshonorantes. André Malraux, inaugurant en 1973 le monument de Giglioli, disait : « Les ombres inconnues qui se bousculaient aux prières dans une nuit de jugement dernier n’étaient rien de plus que les hommes du nom. Mais ce nom du maquisard obscur collé à la terre pour sa première nuit de mort suffit à faire de ce pauvre gars le compagnon de Jeanne et d’Antigone. L’esclave dit toujours oui. »

Continuons donc, nous avons du travail devant l’absurdité bornée du discours dominant. Nous avons à inventer le monde de demain où il ne serait pas interdit de crier « Vive l’espérance ! » »