C’est mon fils Pierre, né en 2005, qui m’a dit d’aller voir Vortex. J’ai tardé, le film ne se jouait plus qu’au Brady, le vieux cinéma de Jean-Pierre Mocky (né en 1929 et mort en 2019), sur le boulevard de Strasbourg à Paris. Alors, ce samedi après-midi de mai 2022, j’y suis allé, à la séance de 15h30.
Le film avait été montré au Festival de Cannes un an plus tôt. J’avais résisté. On ne va pas avec plaisir voir un film sur la vieillesse quand on a 54 ans, que l’on a une mère née en 1931 et beaucoup d’ami.e.s qui ont passé les 80 ans. J’avais vu le court-métrage qu’Agnès Varda avait consacré au quotidien de sa mère âgée, notamment une scène de toilette, je m’étais gardé d’aller voir Le filmeur (2005), le film d’Alain Cavalier, son journal filmé, enregis-trement au présent du vieillissement des corps, la maladie, les rides, les rires, saisir selon les mots de Simenon la « peur de la mort dans la vie ». Les vieux au cinéma, je les aime japonais (La Ballade de Narayama, de Shōhei Imamura, 1985) ou coréen (Mother, de Bong Joon-ho, 2010).
Un film sur la vie
Je suis donc allé à reculons voir Vortex, le film de Gaspar Noé. Et en plus, durant 142 minutes… Pourtant, Vortex m’a bouleversé, m’a remué, m’a ému mais aussi m’a donné à penser. Et ce dimanche matin, après avoir voulu, refouler ce film – en buvant des verres, puis en regardant hier soir une première mi-temps de la finale de la Coupe de France entre Nice et Nantes, en retournant au cinéma voir un film sur la découverte d’une grotte en Italie du Sud en 1961 –, envie d’en parler.
D’abord, ce n’est pas un film sur la vieillesse et la mort en fait, c’est un film d’un moment de vie très clairement historicisable : une famille aujourd’hui, en 2022, comme on en connaît plein. La mère est une femme de gauche qui a « fait 68 », lu Le Torchon brûle, le journal féministe, les murs sont couverts de ces sérigraphies du MLF, de corps de femmes nues, belles, fières ; le père a vécu l’aventure du cinéma des années 60-70, cette folie cinéphilique – son bureau est plein de livres, d’affiches et d’images de ce moment de l’histoire du cinéma. Le fils, lui, la quarantaine, a un blouson de cuir, il a été junky, il est sous produit de substitution, dans une asso d’autosupport qui distribue des kits clean, les années sida ne sont pas loin. Gaspar Noé le souligne d’emblée en donnant l’âge de naissance des acteurs et de l’actrice dans le générique, le sien aussi : Dario Argento (1940), Françoise Lebrun (1944), Alex Lutz (1978), Gaspar Noé (1963). Voilà, c’est dit, c’est un film sur la vie. D’ailleurs, il y a aussi le petit-fils Kiki (qui a 4 ans, commence à savoir copier son nom et joue aux petites voitures, ce qui agace son grand-père car ça fait du bruit).
Un film d’amour
Le moment de vie que Gaspar Noé a choisi de filmer sont les derniers mois de ce couple. Car Vortex est un film d’amour ; l’écran est divisé en deux, comme le lit conjugal, Dario à gauche, Françoise à droite. Deux caméras, deux points de vue, deux écrans qui s’éteignent quand chacun d’eux meurt. Dario et Françoise s’aiment, ils s’aiment en silence, en partageant cet appartement, la petite terrasse fleurie – Dario a une amoureuse mais qu’importe, c’est ça la vie. Pendant deux heures, on les regarde vivre, on suit leur routine quotidienne, elle sort tenter de faire les courses, il tente d’écrire son livre sur le cinéma et le rêve ; on assiste à leurs disputes, à la visite du fils qui s’inquiète. Mais on l’a compris, il n’y a pas d’intrigue. C’est la vie, on sait comment ça finit.
Ce film qu’on regarde comme avec des lunettes (deux yeux, deux visions) est aussi très beau car ce n’est pas une fiction, elle et lui jouent leur propre rôle (ou presque) ; un moment de vie du cinéma, donc, car Françoise Lebrun fut Veronika dans La Maman et la putain de Jean Eustache (1973) et la compagne de celui-ci de longues années, avant son suicide. Dario Argento est aussi une légende du cinéma ; il est un cinéaste, un critique et un acteur, maître du cinéma d’horreur italien qui a développé ce genre si particulier, le « giallo », un genre à la frontière des cinémas policier, érotique et d’horreur, très apprécié dans les années 1970-1980. Quant au fils interprété par Alex Lutz, c’est un comédien popularisé par des rôles comiques et auteur de sketchs dans Le Petit Journal de Canal+. Gaspar Noé est lui aussi un morceau d’histoire du cinéma : argentin, cinéaste sulfureux, ses films choquent, Seul contre tous (1998), Irréversible (2002)…
Pudique mais violent
Si Vortex nous tient, nous prend, c’est que toutes les grandes questions sont là : les troubles neurologiques (l’oubli, l’aphasie), les médicaments (leur observance, l’automédication…), le lieu de vie, l’aide médicale… et qu’à aucun moment c’est un film à dossier. Ces questions sont là, mais on n’en fait pas des discours, l’actrice et les acteurs parlent peu, ils marmonnent, on devine leurs mots, on voit surtout leurs gestes, leurs corps, toujours deux fois, c’est important… ne pas avoir de point de vue arrêté ! Il y a des moments tendres, mais pas trop, c’est pas marrant de vieillir, ça les agace de se voir comme ça, mais nul besoin d’en faire une affaire : la grande affaire, c’est le combat des femmes, c’est le cinéma, c’est la vie, c’est Kiki le petit-fils.
Vortex est un film pudique mais violent. Gaspar Noé insiste en ouvrant le film avec le visage sublime de Françoise Hardy chantant Mon amie la rose en 1965 ; ni Françoise Lebrun ni Dario Argento n’ont cette superbe aujourd’hui ; ce sont une « jolie petite vieille » et « un charmant vieux monsieur » et ce n’est pas un drame, c’est simplement rude. Si Gaspar Noé parvient à ce niveau de justesse, c’est qu’il prend le parti des lieux ; ils sont l’autre protagoniste : ils vivent ; la cuisine et sa gazinière, son lavabo, ses verres à moitié sales ; la salle de bains où le matin on vient faire pipi, le miroir un peu déformant, la baignoire où on l’on prend une douche quand ça nous chante ; son bureau avec sa machine à écrire, son ordinateur HS, ses papiers et ses journaux que sa femme vient souvent vider ; le spectateur habite l’appartement avec eux, puis sans eux, on verra les cartons, les bibliothèques qu’on démonte après la mort, puis le logement totalement vide avant l’état des lieux.
En sortant du cinéma, je croise mon fils Pierre, il va voir Bruno Reidal, le film sur un jeune séminariste, « un sadique sanguinaire congénital » qui a décapité un de ses camarades en 1905 dans le Cantal. Les vieux et les fous au cinéma, c’est un vrai sujet, et Vortex comme Bruno Reidal étaient à Cannes tous les deux.
Et si les fragiles étaient moins invisibles que ce qu’on le dit trop souvent ? Et si on mettait des lunettes noires pour ne pas les voir ?
Philippe Artières
Vortex, Gaspar Noé, 2021 : Extraits