C’était un soir de décembre, dans la salle 2 du Reflet Médicis, à deux pas de la Sorbonne. On y projetait ce soir-là Histoires d’A., deux mois avant l’adoption historique, le 4 mars, par le Congrès réuni à Versailles, de la modification de la Constitution garantissant le droit à l’avortement. La salle est à moitié pleine. Certaines, certains avaient déjà vu ce film de 1974 ; d’autres, dont j’étais, le découvraient pour la première fois sur grand écran. Impression d’étrangeté et de familiarité qui donne à penser sur les cinquante ans qui nous séparent de ces luttes, mais aussi sur l’actualité et ce que le Planning familial continue à dénoncer : l’inégalité de l’accès à l’IVG, encore en 2024, et le refus de certains praticiens à le pratiquer.
L’histoire de ce film réalisé au sein du Groupe information santé (GIS) par Charles Belmont et Marielle Issartel est connue ; elle a été étudiée en détail par Hélène Fleckinger dans la Revue Documentaire en 2010. En dépit de son visa de diffusion, le film fut interdit par le ministre de la culture de l’époque, Maurice Druon, et projeté clandestinement dans les réseaux militants féministes lors de réunion d’information. L’Histoire du Mouvement de lutte pour l’avortement et la contraception (MLAC), dont les archives sont conservées à l’université d’Angers au sein des Archives du féminisme, a fait l’objet de travaux dont l’article de Michelle Zancarini-Fournel dans la revue d’histoire des femmes Clio en 2003.
On a beau avoir cette histoire en tête, on a beau avoir vu beaucoup de ces films militants, comme ceux de Carole Roussopoulos – tel Maso et Miso vont en bateau, quand la lumière s’éteint et que les premières images en noir et blanc apparaissent sur l’écran, on est saisi de bout en bout par toutes les séquences du film. Cela commence par un monologue d’une femme dont on ne comprend pas au début qu’elle est aveugle. Elle parle d’elle, de ce que cela signifie d’être femme et handicapée, de son exclusion, de sa difficulté à vivre : on l’écoute, on est pris par son flot de paroles, par sa solitude aussi. C’est aussi avec elle que le film se clôt, avec sa voix singulière.
Entre ses deux prises de parole, la caméra suit un avortement clandestin opéré illégalement par des médecins selon la méthode par « aspiration » (dite « Karman »). La scène a lieu dans un appartement d’un immeuble collectif (est-ce Grenoble, haut lieu de la lutte pour l’avortement, théâtre d’un procès retentissant en mai 1973 à la suite de l’inculpation d’une médecin ?), une femme avorte sous l’œil de la caméra. La séquence est d’une rare intensité, le médecin explique à cette femme comment il va procéder, lui montre la canule, lui indique chacun des gestes ; il lui parle. La séquence est en durée réelle, pas de montage, pas d’effet. Un cinéma du réel.
Puis ce sont d’autres femmes que l’on rencontre : elles sont chez elles entourées d’une nuée d’enfants, elles parlent de sexualité, elles parlent de leurs maris qui ne veulent rien savoir, de la manière dont elles se débrouillent. Elles rigolent, puis elles racontent comme si cela était normal comment pour avorter elles ont dû risquer leurs vies avec des aiguilles à tricoter. Elles parlent d’autres femmes qui en sont mortes.
On les quitte pour soudain entrer avec la caméra dans une assemblée de femmes qui prennent la parole, une assemblée qui organise la riposte contre ce « normal ». C’est dans un local, chacune témoigne, on ne comprend pas bien au début qu’elles pensent ensemble la manière de se réapproprier leurs corps. Le film a cette magie de suivre un mouvement, de donner à voir une lutte avec ses hésitations mais aussi sa détermination. Les prises de parole sont hétérogènes, d’autres réservées, certaines très déterminées. Mais une voix commune s’élève, ce chœur devient l’objet central du film.
Encore des questions de femmes
Nous, on est assis là dans la salle du Reflet, cinquante ans après, on se dit que sans ces femmes et ces quelques hommes (médecins), il n’y aurait pas eu la loi Veil en 1975, moins encore la séance au Congrès le lundi 4 mars 2024. Le plus troublant est que dans ce film les femmes « anonymes » qu’on voit à l’écran appartiennent à tous les milieux sociaux, elles ne luttent pas pour la cause des autres mais pour leur propre cause : « La cause des femmes » (titre que donna l’avocate Gisèle Halimi à son livre sur le procès de Bobigny.
On ne peut que se réjouir qu’aujourd’hui en France, l’IVG soit un droit inscrit dans la Constitution, mais on sait que de nombreuses jeunes femmes n’y ont pas accès, en particulier dans les territoires ultra-marins. Et lorsque les lumières se rallument, que dans la salle le débat s’engage, il est question de ces inégalités dans la possibilité d’avorter. Aucun discours nostalgique sur les années des luttes, personne ne se donne des médailles, mais comme le dit l’une des spectatrices, une inquiétude sur aujourd’hui et celle de ne plus « porter la même attention que le MLAC au début des années 70 à la situation des femmes qui sont soumises à un ordre patriarcal et se retrouvent seules. Les laisser dans leur silence ».
D’autres parlent de la situation des femmes hors de France, de ce combat à mener non pas seulement par les femmes mais aussi avec les hommes. Oui, avec les hommes, car place du Trocadéro le 4 mars au soir, la majorité de la foule était composée de femmes, comme si la contraception et l’avortement demeuraient des questions de femmes.
On se dit que ce film n’est pas seulement l’archive d’une lutte mais que ce qu’il porte, ce qui lui donne sa force – ce qui justifierait plus de cinquante ans après de le projeter dans des lycées, dans des universités, dans des centres sociaux – est l’extraordinaire pouvoir de la parole, quand dire ensemble, c’est faire pour toutes et tous.
Philippe Artières