Guillaume Ferrus (1784-1861), c’est un personnage, c’est d’abord un chirurgien militaire durant les guerres napoléoniennes. Il se retrouve ainsi présent lors de toutes les grandes batailles d’Austerlitz à Waterloo. Puis il bifurque. Rendu à la vie civile, Guillaume Marie André Ferrus se consacre à l’étude de l’aliénation mentale, et en 1819, le voilà médecin-adjoint de Philippe Pinel, à l’hospice de la Salpêtrière. Il devient peu à peu une autorité en psychiatrie, membre de l’Académie de médecine.
Le 1er octobre 1835, il occupe le sommet de la hiérarchie dans la médecine aliéniste, nommé inspecteur général de tous les établissements d’aliénés de France. À ce titre, il participe avec Pinel et Esquirol à l’élaboration de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés qui porte la marque d’un refus de l’enfermement à tout prix. Et va durablement marquer le visage de la psychiatrie publique en France.
Lorsqu’il publie cette monographie, il est encore médecin-chef de Bicêtre à la division des aliénés. Dans le chapitre que nous reproduisons ici, il livre une étonnante préhistoire de l’aliénisme en Angleterre.
« Chez les Anglais, où l’ordre et le bien-faire ont été appliqués à toutes les choses de la vie, mais où cependant les préjugés et les préventions superstitieuses ont encore de si profondes racines, le sort des aliénés a éprouvé des vicissitudes qu’il nous semble convenable de faire connaître ici. Je ne craindrai pas d’entrer dans quelques détails historiques sur cet objet, car dans leur exposé, nous trouverons peut-être quelques idées utiles et ils nous serviront à montrer la voie du progrès qu’il a fallu suivre pour arriver à l’état de choses actuel… Ces renseignements étant d’ailleurs relatifs en partie à la médecine légale concernant les aliénés, ils auront un intérêt d’autant plus grand que, dans ce moment, cette branche de la législation civile est, dans notre pays, l’objet des méditations de quelques amis de l’humanité.
Les plus anciens statuts concernant les idiots et les lunatiques, en général, ils investissaient le roi de l’administration de leurs biens et de leurs personnes, mais cette prérogative de l’autorité royale étant passée au chancelier, elle tomba insensiblement en désuétude, et par suite les aliénés furent abandonnés à la protection de leurs parents, de leurs amis, ou des inspecteurs des pauvres.
L’acte du Parlement publié sous le règne de Georges II, chapitre 20, porte qu’il sera permis aux juges de paix de faire surveiller et renfermer en lieu de sûreté les fous qui troubleront la tranquillité publique. D’après cette loi, plusieurs personnes furent envoyées dans des maisons de correction en diverses parties du royaume, où leur séjour était continuellement un objet de plaintes car la loi ne prévoyait pas les moyens de subvenir à la dépense qu’occasionnaient la réclusion et le traitement de ces aliénés lorsqu’ils étaient privés de toute ressource.
Ce n’est qu’en 1807 que Georges III, dont la sollicitude, on pourrait dire sympathique, pour les aliénés s’était manifestée dès son avènement au trône, donna, dans la quarante-septième année de son règne, la charte qui érige en corporation les souscripteurs de l’asile des aliénés d’Édimbourg. Les mémoires de ce temps, et la teneur même de cette charte, prouvent que la mesure était commandée par une impérieuse nécessité.
En 1813, le docteur Tuck publia une description de la maison de refuge fondée près de York, pour les aliénés de la Société des amis. Cet ouvrage, très recommandable d’ailleurs sous beaucoup de rapports, renferme des détails intéressants sur le traitement moral des aliénés, traitement qui se compose en ce lieu de soins assidus, de beaucoup de douceur, et d’une grande justice dans les rapports journaliers. Je reviendrai tout à l’heure sur cet établissement, qui mérite une mention toute particulière.
À cette même époque, un comité pris dans la chambre des communes fut chargé de recueillir tous les documents susceptibles d’éclairer la question, et surtout de faire connaître tous les vices alors existants. Entre autres faits remarquables cités dans l’enquête, nous avons remarqué les suivants :« Dans le comté d’York, on plaçait la nuit les aliénés dans des cachots étroits et malsains remplis d’urine et d’excréments mêlés à une paille pourrie, qui exhalait une odeur tellement fétide qu’elle provoquait les vomissements des visiteurs. Les chaînes et les fustigations étaient mises en usage pour les deux sexes, et tel était le désordre de ces maisons, que des femmes devinrent mères soit du fait des gardiens, soit de celui des fous qui étaient reçus dans la même maison. La partie administrative était si mal tenue que les individus moururent sans que le fait eût été constaté. »
Frappée de tous ces vices, la commission d’enquête voulut s’immiscer dans les plus petits détails ; mais tout à coup, la maison est livrée aux flammes, et plusieurs aliénés disparaissent sans qu’on ait jamais pu découvrir ce qu’ils sont devenus.
En 1826, le Parlement ordonna des investigations extrêmement sévères sur les établissements d’aliénés, et principalement dans le Middlesex. L’enquête fut imprimée en 1827, et les faits parurent d’une telle gravité, que, dès l’année suivante, deux bills furent adoptés par le Parlement, l’un relatif aux établissements publics d’aliénés pauvres ou criminels, l’autre concernant les maisons sous la direction et au compte des particuliers.
Le premier de ces bills prescrit l’établissement d’une maison d’aliénés pauvres dans chaque comté, et pourvoit à leur érection, à leur direction et à leur surveillance. La nation anglaise n’est point restée sourde à l’appel fait par le gouvernement à son patriotisme et à sa charité. L’esprit d’association, qui, bien compris et dirigé vers des objets utiles, devient la source de tous les genres de prospérité, s’est porté vers les maisons d’aliénés. Dans presque toutes les villes un peu importantes, des souscriptions ont procuré à ces infortunés des asiles où ils reçoivent le traitement et les soins que leur état réclame. Il est probable que, sous peu de temps, tous les comtés seront en jouissance de l’établissement qui leur a été promis. Quel bienfait pour la France, si une pareille mesure pouvait soustraire les aliénés de nos départements à la brutalité ou à la risée publique, sans être exposés aux horreurs des cachots, et s’ils trouvaient dans des retraites convenables les secours que réclame leur malheur !
Plusieurs causes néanmoins s’opposent encore et s’opposeront longtemps en Angleterre au perfectionnement des asiles destinés aux aliénés. La première et la plus importante peut-être, c’est qu’une seule idée paraît avoir présidé à leur construction ; il semble qu’on ait été uniquement préoccupé du sentiment d’effroi qu’inspirent ces infortunés. Aussi les retraites qui leur sont destinées semblent-elles indiquer par leur aspect moins le but de guérir la folie, que celui de cacher les fous à tous les yeux, et de garantir la société et les malades eux-mêmes des écarts de leur délire. De là vient qu’un grand nombre des établissements de ce genre, même parmi les plus récemment créés, ont eu des prisons pour modèles.
Une enceinte peu étendue et dont la clôture solide annonce de soupçonneuses précautions ; des bâtiments élevés de plusieurs étages, et qui, occupant la majeure partie de cette enceinte, laissent peu d’espace pour des promenoirs étroits et découverts ; tel est le séjour que l’on réserve à des individus dont il faudrait tâcher de calmer l’exaltation en offrant à leurs yeux des objets agréables, et en dissimulant leur captivité.
Ce que je viens de dire des constructions est, sous quelques rapports, applicable au régime intérieur. Dans le plus grand nombre des maisons que nous avons visitées, les anneaux et les chaînes figuraient encore parmi les moyens de répression. Il est vrai que les chaînes sont disposées de manière à ne pas offusquer les regards, et qu’elles sont ingénieusement cachées sous une apparence de recherche et même de luxe. Je me contenterai de citer des menottes de fer que l’on ne soupçonnerait pas sous le manchon de velours qui les recouvre.
Pour un genre de maladie qui exige surtout le régime des bains, à peine trouve-t-on dans ces établissements quelques baignoires, et nulle part l’organisation de ce service n’a reçu le développement qui pourrait satisfaire à tous les besoins.
Comment d’ailleurs, dans des localités aussi restreintes, prétendre classer les malades suivant l’intensité ou la nature de leur délire, surtout lorsqu’il existe à peine des moyens suffisants pour séparer les deux sexes admis dans une même maison ? Comment introduire un ordre parfait dans un établissement où la position des malades n’est pas égale, dans lequel les pauvres entretenus par la charité des paroisses, placés auprès d’hommes payant une pension assez forte, sont témoins des préférences accordées à ces derniers ? Que l’on juge de l’impression produite sur l’indigent, par une injustice apparente dont il lui est impossible d’apprécier ou d’admettre les motifs.
N’oublions pas de dire que c’est dans ces sortes d’établissements surtout que se fait sentir le besoin d’une volonté unique, d’une direction ferme et constante. Et néanmoins, l’autorité des médecins, leur zèle même, se trouvent souvent contrariés par les surveillants ou par les directeurs, quelquefois même comprimés et entravés par des souscripteurs ou fondateurs dont les lumières sont loin d’égaler la charité.
Ce n’est pas tout : l’usage et les règlements fixent un temps limité de séjour pour les aliénés dans la plus grande partie des maisons de traitement ; passé ce délai déterminé, ils sont considérés comme incurables et relégués dans d’autres maisons où, sans s’occuper des modifications que leur état pourrait éprouver, on se borne à leur procurer les moyens de subvenir à leur subsistance. Ainsi les médecins se trouvent arrêtés dans les soins qu’ils prodiguent aux malades ; leurs observations se trouvent interrompues ; ils ne peuvent suivre les progrès des altérations du système nerveux sur les aliénés présumés incurables ; il leur est interdit d’étudier les retours favorables que la nature peut opérer sur eux ; enfin, ce n’est que très rarement et en grand secret qu’ils peuvent se livrer à quelques recherches d’anatomie pathologique.
Voilà les plaintes que j’ai entendues plus d’une fois de la bouche de mes confrères chargés de la direction médicale des maisons de traitement pour les aliénés en Angleterre. Ceux d’entre eux qui étaient instruits de l’état actuel de quelques-uns de nos établissements et de la manière dont ils sont dirigés ne craignaient pas d’indiquer tout ce qui leur manquait et ne se dissimulaient pas la difficulté de remédier à des vices qui tiennent en grande partie à la nature des constructions nouvelles, et à des distributions mal combinées, sur lesquelles leur expérience n’a pas été consultée. Dans l’impossibilité de combattre des inconvénients trop réels, ils s’efforcent, en général, d’adoucir le sort des malades qui leur sont confiés par les soins les plus bienveillants et les mieux entendus. Et si, d’autre part, la philanthropie s’est trompée dans une partie des moyens qu’elle a employés, on reconnaît les bienfaits de son activité et de son zèle dans la bonté du régime alimentaire, dans les moyens de travail fournis aux aliénés par l’ouverture d’ateliers, enfin dans une propreté qui s’étend jusqu’aux plus petits détails. »
Philippe Artières
Des Aliénés, considérations : 1°sur l’état des maisons qui leur sont destinées tant en France qu’en Angleterre, sur la nécessité d’en créer de nouvelles en France… 2°sur le régime hygiénique et moral… 3°sur quelques questions de médecine légale, Guillaume Ferrus, Paris, 1834 (pp. 60-69).