Médiathèque – Bruno Reidal, de Vincent Le Port

Du XIXe siècle jusqu’à 1914, les revues médicales aimèrent publier des rapports d’expertises ou des études de cas. Des archives très instructives sur la manière dont les aliénistes et autres médecins légistes tentaient de comprendre comment et pourquoi des individus avaient assassiné leur mère, leur camarade ou encore un.e inconnu. Elles sont souvent les rares traces dont on dispose sur des affaires. Ces médecins ne se contentèrent pas d’examiner le corps de ces individus, de les faire parler, mais leur demandèrent, selon des procédés de plus en plus élaborés, d’écrire leur existence. Pour autant, ces textes ont une histoire, ils dépendent tout à la fois du savoir psychiatrique contemporain mais aussi de l’imaginaire social dans lequel s’inscrit la rédaction de ces expertises et des matériaux qu’ils contiennent.

Le cinéma depuis les années 1970 a été très friand de cette documentation. René Allio, à partir du dossier Pierre Rivière – le parricide normand « aux yeux roux » de 1835 – publié par Foucault, réalisa avec son équipe le mémorable Moi, Pierre Rivière, sorti en 1975. Foucault, dans son séminaire avec le philosophe italien Alexandro Fontana, l’historien de la médecine Jean-Pierre Peter mais aussi l’anthropologue Jeanne Favret-Saada et le sociologue Robert Castel, avait travaillé sur l’ensemble des archives de cette affaire : les expertises des médecins, le discours journalistique, mais surtout l’autobiographie rédigée par le jeune homme en prison. Le philosophe, qui travaillait alors sur son Surveiller et punir, avait été à la fois fasciné, « subjugué », écrivait-il, par ce mémoire à la première personne et avait vu dans ce personnage une figure qui s’élève par le crime comme l’écriture contre un ordre social. Pierre Rivière n’était pas fou, mais par ce geste se constituait comme sujet. Comme Philibert l’a montré dans son Retour en Normandie, le film se distinguait de la perspective foucaldienne et voulait être à la fois une tentative d’ethnographie rétrospective, celle de la paysannerie normande, et un état des relations entre époux au moment de l’instauration du code civil. Pierre Rivière dans l’œil de René Allio devenait un sujet d’histoire.

La folie criminelle fut aussi un an plus tard, en 1976, au centre du film Le juge et l’assassin, où Bertrand Tavernier tentait d’approcher l’étrange figure de Vacher, le tueur de bergers. Vacher était suspecté par ses contemporains dans plus d’une trentaine de meurtres et de viols de jeunes bergers. Arrêté en août 1897, détenu à la prison de Bourg-en Bresse où il rédige de multiples textes, dont une lettre à la France qui paraît dans Le Petit Journal, il est l’objet de nombreux examens psychiatriques des plus éminents médecins ; reconnu responsable, il condamné à mort et exécuté en 1898. Tavernier dans son film s’attachait moins au discours de ce vagabond qu’à la manière dont, au moment même de l’affaire Dreyfus, Vacher devint la figure de la dangerosité, lui, le cheminot traversant la France à pied, allant de ferme en ferme, avec son accordéon. Criminel sadique : tel fut le diagnostic que celui qui est alors reconnu comme le maître incontesté de l’anthropologie criminelle française, le Pr Alexandre Lacassagne, et les autres experts portèrent sur lui, amenant à réglementer la circulation sur le territoire.

Pour son film Bruno Reidal, Vincent Le Port a retrouvé le rapport publié en 1907 dans les Archives d’anthropologie criminelle sur l’affaire Jean-Marie Bladier (le vrai nom de Bruno Reidal), signé par Alexandre Lacassagne, André Papillon et Auguste Rousset, et intitulé « L’affaire Reidal, un cas de sadisme sanguinaire congénital ». Ce rapport avait la particularité de citer longuement les propos de ce jeune homme de 17 ans qui avait décapité un camarade dans les bois d’un village du Cantal en 1905. Bladier avait en effet rédigé un long texte de plus de dix cahiers d’écolier à la demande de Lacassagne. Comme d’autres, le médecin avait pris l’habitude depuis les années 1895 de « faire écrire » les sujets expertisés. La spécificité du rapport était la place importante donnée aux écrits de l’assassin au regard de ceux des experts.
Mais si le film, par sa sobriété, son souci de réalisme, ne témoigne ni de fascination ni de répulsion pour l’acte du jeune homme, on peut se demander dans quelle mesure il rate en partie son sujet. Plutôt que de montrer l’immense perplexité des experts face au discours d’une extraordinaire lucidité sur l’articulation entre le désir de tuer et la jouissance sexuelle, finalement, la folie de Jean-Marie, alias Bruno, rabat sur une lecture que l’on pourra juger anachronique, celle d’un désir homosexuel refoulé. Il y a un mystère Bladier et le film, malgré ses qualités, ne rend rien de cette opacité. Sans doute, les pistes parfois ouvertes par le réalisateur du paysage de ce Cantal sauvage du début du XXe siècle, de son éloignement, mais aussi de l’institution que constitue le Petit séminaire de Saint-Flour auraient pu permettre d’épaissir ce personnage, de lui restituer aussi une dimension collective. Car si Bruno écrit, si c’est la voix de Bruno qu’on entend, c’est aussi celle d’un des acteurs de l’histoire pris dans les mailles de la vie au séminaire, du religieux et celles de son existence au village. Les costumes et les accessoires ne suffisent pas à en faire « un film d’époque ».

Sans doute, Bruno Reidal est-il moins un film sur l’histoire des « anormaux » qu’un biopic sur un individu anonyme hors de son temps. Comme Daniel Fabre le montrait dans un fameux article, contrairement à ce que Foucault et son équipe avaient voulu y voir, le parricide Pierre Rivière était fondamentalement inscrit dans son époque. Il n’en est pas autrement de Reidal (Bladier), la folie n’est jamais hors de l’histoire, même au cinéma.
Ce jeune meurtrier qui ne fut jamais jugé est en effet un exceptionnel ordinaire. Certes, son acte est des plus singuliers – tous les garçons en 1905 ne décapitaient pas leur petit camarade –, son histoire éclaire un pan de l’histoire de la psychiatrie mais surtout, elle dit quelque chose d’une histoire commune, celle de ce « passage » à l’âge d’homme. De manière significative, le cinéaste laisse de côté un souvenir rapporté par Reidal : tandis que les adultes tuaient le cochon, les enfants désignaient l’un d’eux qu’ils s’amusaient à jouer à tuer. Ils faisaient les fous.

Vincent Le Port s’inspire ainsi de l’histoire de Jean-Marie Bladier pour créer un personnage qui croise un ensemble de ses problématiques d’artiste : Bruno Reidal est le support d’une fiction très éloignée du sujet Jean-Marie Bladier. Il ne s’agit pas pour le cinéaste de se tenir au plus près du sujet et de son opacité mais de produire, d’inventer pourrait-on dire, un personnage cinématographique.

Philippe Artières

Bruno Reidal, Vincent Le Port (2021, 1h41 min)
Bande-annonce