Le jardin disparu d’Armand Schulthess (1901-1972)
Commis de chancellerie au département fédéral de l’Économie publique de Berne, employé discret, Armand Schulthess quitte ses fonctions à 50 ans pour aller s’installer seul dans la montagne non loin de Locarno. Dans ses bagages, il emporte des centaines d’images découpées dans des magazines, des milliers de textes recopiés ou extraits d’un livre, touchant aussi bien à la philosophie qu’à la littérature ou encore aux sciences. Sur un espace de 18 000 m2, cet ermite va inventer un monde hors norme, son monde.
Voisin de la célèbre villa Monte Verita où, tout au long de la première partie du XXe siècle, les avant-gardes se sont succédé, Schulthess, loin du monde, écrit autrement l’espace en le balisant de milliers de petites pancartes sur lesquelles, avec un soin infini, il a inscrit une citation, une maxime, un inventaire, une référence bibliographique, une adresse aux visiteurs, ou le nom d’un artiste admiré.
Ils furent peu nombreux à voir cet étrange univers graphique, œuvre de cet homme tellement singulier que ses héritiers à sa mort accidentelle, le considérant comme un fou délirant, décidèrent de détruire la presque totalité de ses archives et de mettre à mal son grand jardin d’écritures en brûlant ses petits mots peints et cloués pendant vingt ans sur les arbres de la grande parcelle qu’il occupait.
Dans un bref essai intitulé Le Jardin de la mémoire, Lucienne Piery nous emmène dans les allées de cet espace, dont on comprend qu’il en préparera – tout au long de sa vie d’employé modèle – les moindres détails, constituant la collection qui en fut la matière. Elle publie les rares photos qui ont été prises avant la destruction de cette œuvre par des ayants droit. Elle livre aussi des pistes pour s’aventurer dans ce monde disparu. Bien que s’étant isolé du monde, Armand S. a construit cette inédite signalétique en grande partie pour des visiteurs que l’ancien commis fuyait par ailleurs.
Écriture paradoxale à la fois adressée et absolument autoréférencée, les mots de Schulthess dessinent une poétique du monde, une cosmologie devrions-nous dire, plutôt qu’un manifeste à ses contemporains.
En lisant ses panneaux calligraphiés et agencés les uns aux autres, répondant à une logique qui nous échappe, on mesure la puissance de dérangement de cette œuvre d’une vie recluse.
Philippe Artières
Le Jardin de la mémoire, Lucienne Piery, éd. Allia (2021)