Main courante dans un centre en alcoologie

Nombreux sont les métiers de la vie privée qui, d’une manière ou d’une autre, tiennent une main courante – des notations régulières sur des situations qui méritent signalement ou de brefs comptes-rendus d’entretien, d’appels téléphonique. Ces notations relâchées permettront d’engager une « étude de situation », d’évaluer « un état social ou psychique », de recueillir « des informations intimes » afin d’en savoir plus sur ce qu’il faudrait faire. À cette occasion, les écrits déplient les événements, un à un, sur plusieurs mois, pour susciter ensuite un dialogue sur « ce qui s’est passé ».

Nous sommes dans un centre de cure en alcoologie dans un hôpital public de l’Oise en 2000. Une trentaine d’hommes et quelques femmes y séjournent trois semaines durant pour calmer leur appétence, se soigner dit-on. Je demande à y venir régulièrement observer, discuter, lire des documents et des archives médicales.
Au lendemain de mes premières visites, j’entreprends de dépouiller quelques centaines de dossiers : les réunions, les entretiens, les psychothérapies, les séances de groupe lors ces trois semaines alimenteront une montagne d’archives. De la lettre d’orientation du médecin de famille au premier entretien, de la fiche signalétique à la photographie du patient, des comptes-rendus des médecins, des psychologues, des thérapeutes ; des comptes-rendus médicaux antérieurs, des lettres d’orientation et des bilans de toutes natures, ainsi que des rapports de suivi de l’assistante sociale qui rendra visite au domicile plusieurs années durant. La main courante que nous allons entendre ramasse « le tout courant » de ces intervenants, autant d’appels téléphoniques reçus de la famille que de brefs verbatims du patient ou de la conjointe.

Ici, tout s’emmêle. Secs, décharnés, inquiets, les mots se succèdent à partir d’un point unique, l’alcool, qui appelle des épisodes tragiques, jalonnés de haltes négatives, de choses qu’on lui a dites sur cet homme-là. L’ivresse est le personnage principal.
Il faut du temps pour desserrer les bandelettes de sens. Entendre cette rage, la violence et le déclin. Entendre les contre-feux pour éteindre l’incendie.
Il faut du temps pour entendre « entre les mots » comme on lit « entre les lignes ».

Jean-François Laé

Main courante cure